François Gibault portraitiste
François Gibault, biographe de Céline et avocat de renom, vient de faire paraître son deuxième roman, Un cheval, une alouette (La Table ronde). Roman ou confession ? Car, dans cet ouvrage, ce farouche individualiste se livre avec entrain et nous montre qu’il est décidément très éloigné de l’image du notable arrivé que l’on imagine. Très célinien de ton, ce roman frappe par sa franche lucidité qui s’apparente ici à une sorte de cynisme allègre. Sévère à l’égard de son époque et de ses contemporains, François Gibault l’est tout autant vis-à-vis de lui-même. D’aucuns y verront une sorte de coquetterie à l’envers... Qu’importe si le bonheur d’écrire est au rendez-vous, comme en témoignent ces portraits d’Arletty et de Gen Paul. Ils ne constituent pas la part la moins attachante du livre. Ni la moins cocasse. Nul doute que les céliniens liront ce roman avec intérêt, d’autant que les figures de ceux que Gibault nomme avec révérence "Monsieur" (Céline) et "Madame" (Lucette) y sont naturellement présentes.
Arletty savait faire, défaire et faire faire comme personne. Je l'ai connue quand elle voyait encore, c'est dire. Madame, qui fut son petit Vermeer, m'a plus tard introduit dans son intimité, jusqu'à sa ruelle, presque dans son lit. Lambert qui vous ouvrait la porte, servait de chien d'aveugle, juste bonne pour lécher les pieds, essuyer les quolibets et vider les pots de chambre. Quand j'arrivais avec une bouteille de Dom Pérignon, elle avait le droit d'en boire un peu, dans un verre à moutarde, debout dans la cuisine, au point que Madame, toujours le cœur sur la main, en était révoltée. Bien sûr, on le faisait parler ce monstre, sur les uns et les autres, qu'elle débinait comme des guignols pendus dans son placard. On les entendait dégringoler derrière la porte au fur et à mesure qu'elle les descendait. C'était des tueries comme à Verdun, sans rescapés, le tout avec les dents du bonheur et le rire que l'on sait. On l'aimait bien Arlette, comme on aime les mantes religieuses, on savait qu'elle nous bouffait par-derrière, Lambert nous l'avait dit. En face avec moi, elle était sucre et miel, comme avec Julius et avec Madame, on était les seuls qu'elle aimait profondément, les autres étaient des courtisans et des peigne-culs. Sitôt dans l'escalier, après mille baisers, elle échafaudait ses plans bizarres et téléphonait à gauche et à droite pour faire croire aux uns qu'on lui avait dit le mal qu'elle pensait d'eux et aux autres le bien qu'on pensait de ceux qu'ils détestaient. Elle avait ainsi l'art de faire en quelques instants des nœuds de vipères, comme elle avait eu celui de charmer les foules. En cela, elle était pain et beurre, cul et chemise, miel et mouche.
Avec sa grande gueule et sa jambe de bois, quand il était saoul, Gen Paul pissait pour un oui ou pour un non et dans les endroits les plus insolites, sur la porte des commissariats de police, aussi bien que sur des femmes du monde ou des voitures d'enfants. "C'est le diable en personne", disait Madame, restée très imprégnée de ce qu'en avait écrit Monsieur. C'est vrai qu'avec son rire jaune, ses mains longues et ses yeux électriques il y avait du Satan chez lui, surtout quand le vin de Bordeaux lui donnait des ailes qui n'avaient rien d'angéliques. C'était là surtout qu'il déconnait et pissait à tort et à travers, c'était là aussi qu'il peignait admirablement les gens comme il les voyait, et comme ils sont, déhanchés, tordus et dansants, des tronches, les yeux hors de la tête et congestionnés comme s'ils allaient exploser. Il a commencé mon portrait vingt fois, en toge, il est venu m'entendre aux Assises de Versailles, pour un assassinat, et m'a fait des petits cadeaux pour que je n'écrive pas trop de mal de lui.
Il faut dire que j'avais le choix entre Céline et lui, Céline qui en avait fait [un] golo golo, le choix de dire comme l'un ou comme l'autre, mais Gégène était trop cabotin pour ne dire que la vérité, et je m'en méfiais comme du choléra. Au reste, quand Marcel Aymé était là, il s'écrasait, ce n'était plus Méphisto, mais Saint Vincent de Paul. Face à lui, il ne pouvait que la boucler. Marcel, pourtant pas bavard, était bien le seul devant qui il se taisait. Une fois, quand même, je l'ai entendu parler, les yeux à demi-clos, d'une voix d'outre-tombe. On savait tous qu'il n'était pas muet, Madame me l'avait dit, mais ça faisait quand même drôle de l'entendre, surtout qu'il parlait très bien, sans manger ni boire, et qu'il répondait aux questions qu'on ne lui avait pas posées. Madame disait même, pour le bien connaître, que si on les lui avait posées, il n'y aurait pas répondu. Moi, vous pensez si j'écoutais, avec mes grandes oreilles et ma langue dans ma poche, j'étais tout ouïe. C'est comme les éclipses et les grandes marées, ça n'arrive pas tous les jours, ces choses-là, alors il faut se mettre à la fenêtre et se taire, se taire pour bien en profiter. Cela n'est d'ailleurs arrivé qu'une seule fois et cela ne se reproduira plus, ils sont morts tous les deux, aussi Madame et moi, on se serre les coudes, on se remémore et on se raconte pour bien se persuader qu'on l'a vécu, et qu'on s'en souvient exactement. On les ratatouille nos souvenirs, le soir dans sa tanière, elle avec sa soupe, moi mon saucisson. On les enjolive un peu, elle surtout. Elle rat, moi singe, on s'entend bien. François GIBAULT
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