Entre Louis-Ferdinand Céline et Robert Poulet... . Me trouvant à Paris ce jour-là, par hasard, Robert Poulet m'avait dit : "Je vois Céline demain. Ça vous dit quelque chose de m'accompagner ? – Vous pensez bien." Puis il avait dû téléphoner à Meudon pour savoir si on m'acceptait. L'après-midi du même jour, je voyais Crommelynck à Saint-Germain-en-Laye, et apprenant qui j'allais voir le lendemain, il me dit : "J'en suis." Cela tournait à l'expédition. Je téléphone à Robert Poulet, qui s'effare : "Impossible, impossible. Il ne veut voir personne, personne... " Et moi, pourtant ? Aucun titre, moi. Il a fallu laisser tomber l'auteur du Cocu magnifique. Moi, je serais le "personne". Réduit à l'état de caméra, de magnétophone. Un œil et une oreille : pas gênant. Zéro.
Nous arrivons donc à Meudon. C'était fin août 1959. Le chemin de terre qui surplombe la vallée. Les usines Renault dans le fond. Du soleil et de la brume. La villa à droite. Avec ses volets mal ouverts, ses murs décrépits. Au sommet de la pelouse hirsute. La villa du crime. Je la vois à travers les barreaux de la grille rouillée, où flottent des restes de barbelés comme une toile d'araignée. Me semble-t-il. Surtout, il y a la chaîne qui s'enroule autour des montants. La chaîne et l'énorme cadenas qui la boucle. De vrais scellés. Robert Poulet a sonné. On entend des aboiements furieux, puissants. Les molosses. Aucune surprise : j'ai lu, bien entendu, les Entretiens de mon compagnon avec l'hôte du lieu, et ça commence par là : les molosses. Les molosses, sont là, à la grille, comme des fauves en cage. On entend une voix, éraillée. Il vient quelqu'un, un homme qui descend... C'est lui. Il marche mal. Difficilement. Il s'appuie sur une canne, sur une branche. Ça lui donne l'air d'un arbre mort. Il est là maintenant, derrière la grille. Il a dit quelque chose. Je ne sais plus quoi. Il ouvre le cadenas, défait la chaîne... Il a les ongles durs et sales. Il a les yeux qui tombent. La paupière gauche est plus basse que l'autre. Les yeux sont d'un bleu immense, un bleu d'enfant. Ils sont globuleux, mais ça n'en a pas l'air, tant ils sont cernés, enchâssés dans l'orbite, protégés par l'arcade sourcilière. La tempe gauche est défoncée. C'est peut-être pour ça que l'œil gauche tombe. * La grille s'est ouverte. Poulet l'a poussée en même temps que Céline la tirait. Le maître du lieu a fait taire les molosses, en les engueulant, la voix rauque et cassée. Je ne le quitte pas de I'œil une seconde. Je suis en retrait. Je n'existe pas, littéralement. Il n'y en a que pour Poulet. Bien sûr. De grands amis. Ça se voit. Il a souri à Poulet. Il lui a donné la main, à moi aussi, mais comme ça, par hasard, par abandon, sans savoir ce qu'il faisait. Il doit pourtant se sentir observé. Il s'en fout. Peut-être pas tant que ça. Je ne sais pas. Il n'est pas à prendre avec des pincettes. Il est couvert de peaux crues, sales. Des épaisseurs de blousons et de chandails crasseux, troués, et des écharpes, un foulard, qui pendent, non noués. Va comme je te pousse. Il est courbé en deux. Il est cassé. Il n'a plus que la peau sur la carcasse. Il a dû avoir une terrible charpente, le cuirassier. Je le vois de dos. Les molosses me flairent, tournent autour de moi, me mettent la patte, comme ça, par inadvertance, sur le pied : ça fait plus mal que les sabots de veau. Les pantalons sont ignobles. Ils tiendraient debout tout seuls à force d'être sales. On pense à un tas de choses. Du cuir. Ils sont jaunes et luisants de crasse. Plus rien dedans. On voit la boucle sur les reins, par-dessous les couches de peaux crues qui flottent par devant. Un clochard. Un berger. Moi, ça m'est égal, remarquez. S'agissant d'un type comme Céline, ça n'est jamais que la croûte d'une merveilleuse pourriture de fromage. Pour Robert, je m'inquiète. Je sais bien qu'en prison, il avait comme compagnon de cellule un curé, un bon curé de village ardennais, jeune encore, et Robert ne pouvait pas le voir parce qu'il était sale. Il ne l'était certainement pas comme Céline. Louis-Ferdinand ne sent pas bon, même à distance. Notez qu'ils parlent, lui et Poulet, depuis le début. Je n'entends pas trop bien ce qu'ils se disent. La voix de Céline est rauque, haletante, faubourienne. Attendez... Il a déjà dit plusieurs "merde" et "connasse". Il a attaqué l'Algérie. Je suis surtout occupé à me le fixer dans les yeux, tel qu'il est, "pour l'éternité ", on me comprend... Il a le masque taillé dans le silex, avec des arêtes. Ce regard, si bleu et comme mort, allongé sous les paupières basses, je ne l'ai jamais vu qu'une fois dans ma vie. Un joueur de football : L. H. Il y flotte je ne sais quoi d'égaré. Cest un regard qui a vu des choses que les autres n'ont pas vues. Et c'est un regard tendre. Aucun doute. Poulet a le regard chalumeau oxhydrique. Céline, le regard celte. N'a plus de cheveux. Plutôt, ça en a l'air, parce qu'on voit le cuir chevelu à travers. De longues mèches filasse qui lui tombent sur le front. Des mèches poisseuses. Ne doit pas aller souvent chez le coiffeur. N'est pas rasé. Hirsute. Comme la pelouse. On arrive au sommet de la rampe à gravier. On contourne la villa. On débouche sur le plat. Il a fait passer Poulet devant. Pas moi. Alors resté en arrière, je lui ai dit : "Céline, si je suis ici, c'est parce que je vous admire. Vous ne savez pas combien je vous admire." Il n'a pas eu l'air de m'entendre. Il a porté sur moi un regard absent. N'a rien dit. Ni oui, ni non. Pas réagi. Avait continué sa marche. S'était remis à parler avec Poulet. Après, Poulet, à qui j'ai relaté la chose, m'a dit : "Vous avez bien fait, bien fait. Il y a été sensible, croyez-moi." Après quoi, je n'ai plus existé. Magnétophone et caméra. "Personne, personne, personne", écrivait-il un jour, à je ne sais plus qui. Je n'existais plus. D'ailleurs, je faisais le mort, ça n'en avait peut-être pas l'air. Je m'effaçais. C'est que j'avais peur d'un éclat et qu'il ne me foute à la porte. Ça aurait tout aussi bien pu arriver parce que je ne disais rien. * On était maintenant assis dans des osiers, sur le gravier – ne disons pas la terrasse – derrière la villa. Elle avait meilleure mine de ce côté-ci. Toujours le désordre. Et les molosses. Des cages à oiseaux. Des perchoirs et des séchoirs. Des chats. Du banal. Du mortellement banal. Du cirque, style roulotte. Sur fond de forêt ? Je ne sais pas. Je ne me souviens plus. Ça me faisait cet effet-là. Je ne voyais que l'homme. Il parlait de ses nouilles qui cuisaient. Puis il n'en a plus jamais parlé. Il ne s'est pas levé, non plus, avant qu'on ne parte au bout d'une heure. Il n'a plus rien dû en rester, de ses nouilles. Madame n'était pas là. Elle était je ne sais où. À Paris, sans doute. Mais elle donnait toujours des cours de danse. Ah oui, il parlait aussi du voisin – un voisin fort distant – qu'on ne voyait pas, à travers les feuillages, et qui le persécutait à coups de radio, je crois bien. Il avait la peau du visage luisante, Céline, la peau qui brillait sur le front, aux tempes et aux pommettes (larges, les pommettes), comme une peau trop tendue. Satinée. Une peau de mineur qui est passé à la douche, voilà. Il avait d'ailleurs une tête de mineur, à la Constantin Meunier, une tête de Ch'timi ou de Borain. Un Van Gogh, au fond. Un masque brutal. Des lèvres sans dessin, sans ourlet, sans retroussis. Une bouche taillée à la hache. C'est une peau que j'ai toujours vue aux artérioscléreux. "Oh, je vais crever cette fois, ici là, comme un chien ! J'suis fait, mon vieux !" Il disait que la tension l'empêchait de dormir et qu'elle montait quand il écrivait. Les nouilles. Il ne mangeait plus que des nouilles. Il était affalé dans son osier. Nous étions en face de lui. Robert Poulet à sa droite et moi à sa gauche. Il râlait. Il avait d'abord attaqué avec l'Algérie. C'est foutu, avait-il dit. Puis il avait sorti une histoire de sociétés pétrolières, qui s'arrangeraient bien, et celle du Bey de Tunis, à qui on avait mis un mignon dans les pattes pour le circonvenir. Et celle de Ferdinand de Lesseps. "Tous des pédales. Tout fout le camp. La France et tout". Il a eu des éclairs. Apocalypse. Par intermittence. Poulet m'a dit, par la suite, qu'il n'était pas, Céline, dans un bon jour. Il faut que j'avoue que je m'étais un peu travaillé avant de venir. Je ne voulais pas tomber au piège, donner dans le panneau. Je ne savais pas ce qui m'attendait. Je voulais voir et entendre l'homme. Pas I'œuvre. Le maudit. Le "criminel impardonné". L' "inadmissible". Le Rimbaud de la prose. Le Rabelais. L'interdit. L'œuvre, je la connaissais. Ne pas entrer dans le mirage, non ? Et voilà qu'il n'y avait pas d'hiatus, pas de barrage, pas de frontière. On passait de l'un à l'autre. Il n'y avait pas de Louis-Ferdinand, de cuirassier Destouches, d'un côté, et de Bardamu-Ferdine de l'autre. Pas trace de comédie. C'était tout un : l'homme et l'œuvre, I'œuvre et l'homme. Il parlait comme il écrivait. "Avec les mêmes mots grossiers ?", m'a demandé ma femme plus tard. Les mêmes. Et les mêmes halètements, la même syntaxe suffocante, les mêmes interjections, points d'exclamation et points de suspension, si durs aux dactylos. Du coup, tout s'est agrandi. L'homme est devenu le géant. Forcément. Je n'avais plus de précautions à prendre. Ça tournait au monologue. Nous étions là pour ça, bien entendu. Y compris Robert Poulet, qu'il est pourtant difficile de battre au monologue. Il écoutait et parfois relançait. Ça devenait alors brillant, entre ces deux-là. Robert Poulet regardait l'autre, d'un œil tendrement aigu. J'ai alors compris. Ce qui les unissait, ce qui faisait qu'ils se comprenaient si profondément, si intimement, qu'ils s'aimaient, c'était la tendresse qu'ils avaient, non pas l'un pour l'autre, peut-être, mais dont je les voyais doués tous deux, capables, l'un à travers son écorce de crasse et l'autre à travers ses épines, comme certains fruits du désert, cactus, chumbos, etc. Et puis l'éclair, et un tas de choses que ce n'est pas ici le cas d'épuiser. Parfois Robert Poulet rigolait, de son rire aigre, en l'étouffant. Évidemment, Céline n'était pas un maître à penser. Pas plus qu'il ne l'est dans ses livres. Augure. Voyant. Une éruption. C'est pour ça qu'il a dit à un certain moment, parlant des Sagan et autres qui remuent les fonds de mer : " Qu'ils laissent les fonds de mer tranquilles". Évidemment, chez Céline, ça jaillit. Pas besoin d'aller au fond, ça fait surface. Pas besoin de les analyser. Il les ramène. "L'Himalaya d'excréments" dont le premier exégète de Céline a parlé, c'est la lave déposée, jamais refroidie. Cet après-midi-là, le volcan n'était pas au plus fort de son activité. Il faisait plutôt chaud. Il a parlé de "ce salaud de Gallimard", bien entendu. Puis à un autre moment, d'Anatole France, figurez- vous. "Il n'était pas bête, ce type-là. Il disait – , et Céline citait, je cite mal – , qu'une forme littéraire ou artistique meurt à partir du moment où elle est créée. Elle ne vaut qu'une fois..." Et Poulet disait: "Il faut alors trouver autre chose. Chaque fois". Ça, c'était tourné contre les imitateurs. Bien sûr. * Puis quoi ? Ah oui, il avait d'abord parlé de sa mère dentellière. "C'est fini, l'art des dentelles, c'est fini, c'est mort... On n'en fait plus". J'aurais voulu lui dire qu'on en faisait encore, pas loin d'où nous étions, à Chantilly, et que c'est même de là que partent les belles mantilles espagnoles. Mais je n'ai pas osé. J'ai eu peur qu'il ne découvre que j'existais. On était là pour l'écouter, pas pour le faire sortir de ses gonds. Et pour Céline, la dentelle, c'était fini. "Tout est fini. Il n'y a plus de guerre... La guerre n'est plus possible... alors, c'est fini... Parce que la guerre, du moins, ça renouvelait... C'était la saignée... Le médecin... Aujourd'hui, "ils" n'oseraient plus se faire la guerre... Merde... Quand on va se tuer tous les deux, on ne se bat plus... Puis, y a plus de discernement... Merde... Voilà... On tue sans discernement... Rockefeller serait aussi bien pris par la bombe atomique que le dernier des rats... Ça fait regarder, ça... à deux fois... Merde..." Et d'ailleurs, tout était foutu, tout foutait le camp. Y compris la France. D'abord la France. "Plus une vierge à partir da quinze ans... Vont toutes au bureau... Et alors là, faut qu'elles y passent... Le directeur... Ou à l'usine... Le contremaître... Et puis les Nègres... Y a plus qu'des Nègres. La France négrifiée. Des Nègres partout... À Montparnasse, à Montmartre, à Saint-Germain-des-Prés, y a plus qu'ça... Sur le Boul'Mich". "Qui n'a pas son Nègre ? raillait Robert Poulet. Les provinciales qu s'apprêtent à venir en Sorbonne. écrivent à leurs amies qui s'y trouvent, de leur réserver un Nègre". Alors je suis intervenu. Je me suis risqué. Parce que je me rappelais certain passage du Voyage : "Moi, je ne vois pas de rayonnement, aucune illumination spéciale sur le visage de celles qui vont au bras d'un Nègre. Elles n'ont pas l'air plus satisfaites, sexuellement, plus comblées, que les autres". – "Eh, m'a fait alors Céline (je me suis donc mis à exister, et il m'a regardé cette fois comme s'il m'avait toujours vu, comme si on était de vrais copains), eh, c'est à voir ! (Maintenant il parlait en médecin : on est entré dans plusieurs détails impossibles à reproduire.) Quand ils sont dans la brousse, c'est des pauvres bougres, sous-alimentés, qui liment... De certaines glandes appauvries... (Les surrénales ? Je ne sais plus.) Une fois qu'ils touchent Marseille, les voilà ravigotés... par le climat... et les bonnes nourritures. Si, si, il y a un sortilège noir !" Il ne s'indignait pas, le médecin. Sa voix avait quelque chose de fêlé, de nasillard, d'enrhumé. Une voix barytonnante, j'oubliais : Copeau, Jouvet... Et le nez à bout charnu. Des veines gonflées aux tempes. Des racines. Le sourcil gauche relevé, et qui ridait le front jusqu'au cuir chevelu. Puis il nous a reconduits jusqu'à la grille, le vieil arbre, avec sa branche, comme une troisième quille. Les molosses ont bondi, sur les dalles de terre cuite. Ce n'était pas du gravier. Je n'avais pas remarqué, non plus, qu'il chaussait des savates, des pantoufles couleur d'excrément, et bouffies. Il nous a serré la main, et il a refermé la grille sur nous, sur lui plutôt, à la chaîne et au cadenas. Il s'est renfermé. Puis il est remonté en se traînant. Il avait parlé du Danemark aussi. Ce qu'on sait. Il n'avait pas encore publié Nord. Les reins cassés. Un vieil arbre. Un arbre énorme. Tronc calciné, que la foudre avait parti. L'arbre foudroyé. Il ne savait plus comment se tenir debout, avec ses branches mortes, et d'autres encore feuillues, et des morceaux de souche qui poussaient encore de jeunes rameaux vert tendre. Ça lui avait fait plaisir de voir Poulet. Ostensiblement. * Et moi, je I'avais vu, Cëline, au naturel, dans son jus, pur jus. À cause de Poulet. Parce que Céline, devant Poulet, il lui en avait peut-être mis une fois, deux fois, dix fois plein la vue, bien que ce soit difficile avec l'auteur des Ténèbres, et surtout pas cent fois. Et il le savait, Céline. Au bout de tout ce temps, il n'avait donc plus à en remettre, plus à faire le numéro qu'il offrait, parait-il, au visiteur venu pour voir le "personnage". Je n'ai pas vu de numéro. Je n'étais pas un visiteur. Zéro, ai-je dit. Et pénard. Caméléon sur la branche. Invisible. De ce côté-là, il n'avait pas dû se forcer, non plus. Une date pour moi. Le lendemain, j'ai revu Crommelynck que nous avions laissé tomber. Fallait bien. Je m'en suis excusé, bien que je n'y fusse pour rien. Je lui ai dit: "Sais-tu ce que c'est, Céline ?" (Il était curieux, le Fernand, de savoir comment il était, le Ferdinand, le "grand bonhomme".) "Sais-tu ce que c'est ?... Quand on le voit et l'entend, bien sûr... À la lecture, c'est autre chose... Un chansonnier. – Je m'en doutais. – Un chansonnier-parleur-gentilhomme-cabaretier, au carré, au cube, au génie..." Mais ça, c'est une autre histoire. Et là, Robert Poulet n'est pas d'accord.
Paul WERRIE (Écrits de Paris, juin 1965) |