Adieu à Alphonse Boudard

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En complément au bouquet d'hommages publié dans notre numéro précédent, nous reproduisons ici l'allocution que Louis Nucéra prononça lors des obsèques de son ami en l'église Saint-Germain-des-Prés. Outre l'auteur du Chemin de la Lanterne, nombreux étaient les journalistes et écrivains à y assister : A.D.G., Jean-Paul Angelelli, Serge de Beketch, François Brigneau, Paul Chambrillon, Christian de La Mazière, Pierre Monnier, pour ne citer que ceux-ci.

 

Nous sommes venus rendre hommage à un grand écrivain. Nous sommes venus dire au revoir à un ami, un père, un grand'père, un époux. Depuis toujours, Alphonse Boudard menait des luttes de dieux pour échapper au terrible. Il avait vécu ses sept premières années dans le Loiret, chez des paysans, où sa mère nourricière l'appelait "le gosse de compagnie", tant il aimait raconter des histoires. Puis ce fut Paris, chez sa grand'mère, dans le XIIIe arrondissement. Le petit paysan se transformait en citadin dans un quartier populaire. La langue verte entrait dans sa vie. Elle irriguera son inspiration ; elle en fera un descendant de Villon, de Rabelais, de Céline, d'Albert Simonin qui fut un de ses fervents lecteurs dès les commencements, juste après Michel Tournier et Robert Poulet. À 18 ans, il entre au maquis. L'inconséquence d'un de ses chefs fit qu'avec son copain "Musique", ils n'arrivèrent pas à l'heure au rendez-vous de la Ferme du By en Sologne. Quarante jeunes gens qui, eux, avaient été bien dirigés, furent passés par les armes. Déjà, quelques mois auparavant, il l'avait échappé belle quand, arrêté par une patrouille allemande dans une rue de son Paris, il dut à l'absence de curiosité des soldats d'avoir la vie sauve. Ses poches étaient bourrées de tracts. Une troisième fois, alors qu'il roulait à vélo en pleine campagne, une mitraillette Sten et un révolver Mauser dans ses sacoches, il entendit un bruit de moteur. Il se jeta dans un fossé gorgé d'eau. Un convoi militaire passa... Sa confrontation avec la mort se poursuivra pendant la Libération de Paris, place Saint- MIchel, lorsqu'il se retrouvera nez-à-nez avec un Allemand qui avait dégainé avant lui ; l'arme s'enraya. Ce fut ensuite l'Alsace près de Colmar où, soldat des commandos de France de la première armée de Lattre, il fut blessé au combat, ce qui lui valut la Croix de guerre avec étoile d'argent. Et il y eut les ravages de la tuberculose. Il en demeurera handicapé à vie, sans que jamais l'humour ne le déserte. Le mot plainte n'appartenait pas à son vocabulaire. Cette fois, le combat a tourné court. Son souffle si précaire s'est définitivement bloqué à Nice où il aimait se rendre, car – disait-il – "j'y respire mieux". Le galop d'une plume exceptionnelle s'est arrêté. Le froid qui nous pénètre devient excessif.

 

" Tout ce qui a du prix en ce monde vient d'une poignée d'aristocrates. Ils sont fils de ducs ou enfants de personne ". Ces lignes semblent avoir été conçues pour Alphonse. À l'heure où la perte de qualité érode notre civilisation, où se restreint le nombre d'individus doués de fierté, il appartenait à la caste de ceux qui s'évertuent à maintenir la planète à bonne température. Il avait fait ses universités en des lieux inhabituels. Mais quelle érudition, quel amour du français ! Qui, comme lui, pouvait parler de la Révolution 1789, de l'épopée napoléonienne, de l'histoire contemporaine avec cet air d'indépendance, ce mélange de premier de la classe, de pédagogue et de goguenardise ? "J'ai joué le jeu. J'ai perdu. J'ai payé". Ainsi commentait-il ses mauvaises années. Dieu, que cela nous change des misérables qui n'ont d'indulgence qu'à leur endroit ! Et pourtant, n'aurait-il pas eu le droit d'en vouloir aux policiers qui le menèrent à la porte de l'hôpital où se mourait sa mère ? "Si tu nous donnes les nomsde tes complices, nous te conduirons auprès d'elle", promirent-ils. Il se tint coi. Il ne la revit pas vivante. Le jour de l'inhumation, au cimetière, on ne lui ôta pas les menottes.

 

Un autre aspect de son caractère ? En 1958, alors qu'il croupissait dans un cachot, malade et criblé de dettes, il n'accepta pas de publier Les vacances de la vie, car, relisant son manuscrit, il n'en fut pas satisfait. Oui, c'est cet être de fer, qui erra quelques temps avant de se révéler à lui-même, qui vient de nous quitter. Il arrive que l'on entre fermement en dissidence contre l'ordre du monde. "Hommes de l'avenir, souvenez-vous de moi," demandait Apollinaire. Se souviendra-t-on d'Alphonse Boudard longtemps ? Cet incurable besoin de croire aux contes de fées qui atteint les plus désespérés nous incite à le croire.

 

Louis NUCÉRA