Céline est devenu classique [1962]

 

C’est à l’occasion de la parution des deux premiers romans de Céline dans la Bibliothèque de la Pléiade que Kléber Haedens publie cet article dans Le Nouveau Candide.

La Pléiade publie Céline et réunit en un seul volume le Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit. Je revois encore ces jours de novembre 1932 où nous découvrions, au-delà des murs pieux du collège, un gros livre que l'on disait terrifiant et que signait bizarrement un nom de jeune fille. Il y eut des troubles dans les familles où les pères faisaient encore mine de surveiller les lectures des enfants.

Quand on relit maintenant l'illustre Voyage au bout de la nuit, on est tout de suite frappé de ses formes classiques. Dans ses Entretiens familiers avec L.-F. Céline, Robert Poulet raconte comment le médecin de Meudon s'exprimait sur le style du Voyage.

Il le trouvait timide, vieillot, chargé de phrases filées et, pour tout dire, écœurant. Quelque chose où il traînait encore beaucoup de Paul Bourget et... peut-être aussi, certains charmes comme une phrase jaune et parfumée de Pierre Loti.

Un parler succulent

Ce jugement est excessif : le style du Voyage n'a rien perdu de sa vigueur ni de sa beauté, et l'émotion qui naît de sa nature violente est toujours aussi vive. Mais il est bien vrai qu'il s'agit d'un style classique, décrassé si l'on veut, de tous les fards littéraires, rudement salé et poivré de formules sorties directement du langage populaire, mais nullement étranger aux traditions de l'écriture française. Nous pensons à Rabelais, bien sûr, mais aussi à Montaigne qui rêvait d'un parler "tel sur le papier qu'à la bouche". "Un parler succulent et nerveux, disait encore Montaigne, court et serré, non tant délicat et peigné comme véhément et brusque." C'est la définition même du langage célinien.

À partir de Mort à crédit, Céline jette des grenades dans la syntaxe et, avec Normance, tout explose, il ne subsiste plus que des mots qui chancellent dans le cataclysme de fumées et de flammes où s'effondre le monde ancien. Céline ne veut plus retenir que les mots indispensables et fait disparaître entre ses points de suspension tout le superflu littéraire. D'un château l'autre offre d'assez beaux exemples de ce style créé par Céline et qui ne ressemble à rien.

Il est comique de voir combien Céline, qui est inimitable, a eu d'imitateurs depuis trente ans. Une part considérable de la littérature occidentale est copiée sur le Voyage et l'on a vu, après Céline, des gens doués d'un honnête tempérament de romanciers réalistes se mettre à broyer furieusement du noir et à jeter sur l'univers des regards navrés et ténébreux. Mais ces disciples, souvent inavoués, se tournent et se retournent en vain dans les remous de ce puissant sillage. On n'endosse pas le malheur comme une redingote, on n'est pas angoissé par tactique, on ne se met pas à transpirer la misère humaine par simple décision de l'esprit.

Un air lourd à remuer

On sent partout, dans le Voyage, la peur de l'homme traqué, de ce fameux homme de nulle part, chéri du cinéma d'avant-garde et que représentait si bien, pour Céline, son ami Le Vigan. Il y a d'abord la peur de son semblable, mais aussi la peur de la nature qui, loin du trottoir, saisit l'enfant des villes, l'ancien petit garçon qui courait dans l'ombre malodorante du Passage des Bérésinas.

" Sous le vitrail, en bas, le soleil arrive si moche qu'on l'éclipse avec une bougie ", est-il dit dans Mort à crédit.

Un des passages les plus extraordinaires du Voyage reste celui qui raconte le séjour en Afrique de Ferdinand Bardamu. Jamais les ventilateurs n'ont remué un air aussi lourd, jamais on n'a senti brûler tant de moustiques " besogneux et lestés de fièvre jaune ", jamais les siestes n'ont été paludéennes à ce point.

Ferdinand est effrayé par le Bois de Boulogne. On imagine ce qu'il peut ressentir lorsqu'il arrive dans ce pays de Bambola-Bragamance qui est une sorte de Cameroun halluciné.

Aucun des premiers lecteurs du Voyage n'a oublié l'Amiral Bragueton, de la Compagnie des Corsaires Réunis, qui ne tient plus sur l'eau que par ses couches de peinture successives. Mais il y a aussi le Papaoutah, un petit bateau plat, fait pour les estuaires, chauffé au bois, et pas plus costaud qu'une libellule.

" Papaoutah, dit Céline, fendait l'eau comme s'il l'avait suée toute lui-même, douloureusement. Il défaisait une vaguelette après l'autre avec des précautions de pansements. "

Il existe probablement toujours sur les côtes d'Afrique des navires de ce genre qui semblent faits pour conduire des personnages comme Céline ou Graham Greene vers des pays singuliers. Au moment où il s'installe à son bord, Ferdinand a déjà senti que l'Afrique lui montait à la tête. Un simple crépuscule suffit dès lors à l'épouvanter.

Crépuscules fantastiques avec de grandes parades écarlates, du vert, du gris, du rouge encore, avant les menaces de la nuit. Du séjour en Bragamance, au service de la Compagnie Pordurière, devaient naître des visions fabuleuses.

" Du soleil, cela est sûr, il y en avait, toujours le même, comme si on vous ouvrait une large chaudière toujours en pleine figure et puis, en dessous, encore du soleil et ces arbres insensés, et des allées encore, ces façons de laitues épanouies comme des chênes et ces sortes de pissenlits dont il suffirait de trois ou quatre pour faire un beau marronnier ordinaire de chez nous. Ajoutez un crapaud ou deux dans le tas, lourds comme des épagneuls et qui trottent aux abois d'un massif à l'autre. "

L'odeur de l'Afrique est étourdissante, et Ferdinand en arrive à se croire vendu sur une galère du roi d'Espagne où il rame jusqu'aux États-Unis.

À chaque instant, la réalité des réalistes disparaît ici sous les brûlures et les ombres. " Voyager, dit Céline, c'est bien utile, ça fait travailler l'imagination. Tout le reste n'est que déception et fatigue. Notre voyage à nous est entièrement imaginaire. Voilà sa force. "

Et Céline ajoute qu'il suffit de fermer les yeux pour entrer de l'autre côté de la vie. Ainsi, lorsque Céline paraît s'enfoncer dans la matière et réunir tous les éléments de l'horreur terrestre, il s'agit encore d'un songe, un songe qui se perd dans la buée des banlieues "où des linges sales empoisonnent les arbres" et qui hante désespérément les hommes incapables de s'embarquer pour leur voyage et de garder les yeux ouverts jusqu'au bout de leur propre nuit.

Le moins sentimental

Marc Hanrez, auteur du Céline de la Bibliothèque Idéale, a noté que l'auteur du Voyage n'accordait pas grande attention à l'amour sentimental.

"Je t'aième !... lui répond Céline, c'est un abominable mot, que pour ma part je n'ai jamais employé, car on ne l'exprime pas, ça se sent et puis c'est tout. Un peu de pudeur n'est pas mauvais. Ces choses existent, mais se disent peut-être une fois par siècle, par an... pas à longueur de journée, comme dans les chansons."

C'est le langage tenu par le Montherlant des Jeunes Filles qui fait passer un mauvais et joyeux quart d'heure à l'Hamour. Dans le Voyage, il existe un personnage qui se nourrit de " Je t'aième " bêlés et rebêlés avec une obstination démoniaque. C'est Madelon, la Toulousaine. Cette jeune femme s'acharne sur Léon, le moins sentimental des hommes, et finit par le tuer pour un rien. Comme toutes les grandes passionnées, elle avait en effet l'œil sombre et un revolver dans son sac.

Cette Madelon est un personnage de mélodrame dont les propos sont d'un comique irrésistible. Sans raison vraiment notable, elle déclare à l'homme qu'elle a mystérieusement élu :

" T'as du cœur, dis, Léon, t'en as un peu tout de même du cœur ? Pourquoi alors que tu le méprises mon amour ? On avait fait un beau rêve tous les deux ensemble... Comme tu es cruel avec moi quand même !... Tu l'as méprisé mon rêve, Léon ! Tu l'as sali !... Tu peux dire que tu l'as détruit, mon idéal... Tu veux donc que j'y croie plus à l'amour, dis ? "

À ce propos, Léon ne répond pas grand’chose. On peut même dire qu'il ne répond rien. Il a bien tort. On ne se méfie jamais assez de personnes nourries jusqu'aux sourcils de goualantes réalistes. Madelon le lui fera savoir par l'intermédiaire de trois balles dans la peau.

Qu'est-ce que la vie ? Un bout de lumière, répond Céline, qui finit dans la nuit. On lit aussi cette phrase, dans le Voyage : " Rien n'est sérieux. "

 

Kléber HAEDENS

(Le Nouveau Candide, 3-10 mai 1962)