Ce jour-là, rue Séguier,
Devos recevait le prix du Bougnat, dans un restaurant du même nom. Nous
étions bien aises d'être ensemble. Dans le taxi, comme à l'habitude, il
juxtaposait mots et situations, chevauchait une idée après l'autre, se
dédoublait, mimait et, bien sûr, observait si le manège étourdissant
qu'il animait portait sur celui qui l'écoutait. Au restaurant, il fut
happé par ses zélateurs.
Chacun prit place. Je
serrai la main de mon voisin de table et me présentai. Il fit de même.
" Boudard.
- Alphonse ?
- Oui. "
La Métamorphose des cloportes était
parue en 1962; La Cerise l'année suivante; le prix Sainte-Beuve
l'avait récompensé; Henri Jeanson n'avait pas été un des moindres à
défendre le livre auprès des autres membres du jury; et moi, j'avais
l'air du " ravi " de la crèche tant j'étais surpris et
heureux.
J'avais écouté Rinaldi; lu et relu Boudard sans que fléchît mon
enthousiasme. Au contraire. Chaque lecture accroissait ce pouvoir que
donnent talent, opiniâtreté et cette esthétique fondée sur l'art de
muer le tragique en burlesque. D'infimes détails, de macabres
événements, des offenses, des coups fourrés, des peurs, des fiascos, le
cauchemar d'un corps torturé, l'impérieux appel de la vie malgré le
règne des sépultures, les libertés étouffées, les dépits, les
tendresses refoulées, les remords, les griefs : tout était mis en
lumière après avoir mûri saison après saison dans de dures
contraintes. Un être de fer, qui avait longtemps erré à la recherche
d'une raison d'exister, avait pris la parole. " Les vers ne sont pas,
comme le croient les gens, des sentiments – ceux-ci on les éprouve
assez tôt – ce sont des expériences. Pour composer un seul vers, il
faut voir beaucoup d'hommes et de choses." Ces lignes sont de Rilke.
Boudard avait beaucoup vu avant de tracer ses premières phrases.
Vit-il en moi un lecteur à sa convenance ? J'eus l'impression de le
connaître depuis mon plus jeune âge. C'est que les affinités viennent
parfois de loin, sans même qu'on le sache. Celui qui fut enfant dans le
Loiret chez des parents nourriciers, puis chez sa grand-mère dans une
chambre du XIIIe arrondissement de Paris et cet autre qui
vécut à Nice plus de trente années durant lesquelles les fins de mois
se prolongeaient quinze jours, se retrouvaient. L'accent les
différenciait; des chemins opposés aussi; mais pas certaines blessures
creusées et évasées par les scalpels et le poids d'une société qui a
ses têtes. En général, les choix de cette société ne se portent pas
sur les sans-le-sou, les impécunieux invétérés. Et loin de moi l'idée
de faire de la pauvreté une arme.
Comme pour Kessel, cette première rencontre avec Boudard fut le départ
d'une longue amitié, de ces amitiés où les singularités sont
respectées, où l'on n'essaie pas de corriger l'autre (si l'on s'amende,
c'est de son propre chef, par réflexion, par une sorte d'osmose, sans que
l'exemplarité soit étalée), où les conseils ne sont donnés que s'ils
sont sollicités, où la familiarité est exclue, où les jérémiades ne
sont pas de mise, où le mot respect s'écrit en lettres d'or, où
l'indépendance est sacrée mais où on se regroupe dès que la vie
l'exige sans que le sentiment d'obligation entre en ligne de compte, où,
sans vérifier, on peut réfuter une accusation, car on sait ce dont l'ami
ne peut se rendre coupable. Je ne serai jamais assez reconnaissant au
destin. Ses libéralités m'ont fait naître sous une bonne étoile :
celle du don d'amitié. Je n'y suis pour rien. S'enorgueillit-on de ce que
le ciel nous octroie ?
Louis NUCÉRA
(Mes ports d’attache,
éd. Grasset, 1994)