Une longue amitié

Je n'étais pas installé à Paris depuis une quinzaine – c'était donc en 1964 – qu'on me demandait d'accompagner Raymond Devos à une réception. Ce ne fut pas un mince avantage pour moi que de retrouver dans mon nouveau métier d'attaché de presse des hommes comme Brassens ou Devos. N'enregistraient-ils pas pour la firme Philips qui m'avait engagé ? Mais je me répète ! Il devenait urgent d'écrire ces souvenirs!

Ce jour-là, rue Séguier, Devos recevait le prix du Bougnat, dans un restaurant du même nom. Nous étions bien aises d'être ensemble. Dans le taxi, comme à l'habitude, il juxtaposait mots et situations, chevauchait une idée après l'autre, se dédoublait, mimait et, bien sûr, observait si le manège étourdissant qu'il animait portait sur celui qui l'écoutait. Au restaurant, il fut happé par ses zélateurs.

 

Chacun prit place. Je serrai la main de mon voisin de table et me présentai. Il fit de même.
" Boudard.
- Alphonse ?
- Oui. "

La Métamorphose des cloportes
était parue en 1962; La Cerise l'année suivante; le prix Sainte-Beuve l'avait récompensé; Henri Jeanson n'avait pas été un des moindres à défendre le livre auprès des autres membres du jury; et moi, j'avais l'air du " ravi " de la crèche tant j'étais surpris et heureux.
J'avais écouté Rinaldi; lu et relu Boudard sans que fléchît mon enthousiasme. Au contraire. Chaque lecture accroissait ce pouvoir que donnent talent, opiniâtreté et cette esthétique fondée sur l'art de muer le tragique en burlesque. D'infimes détails, de macabres événements, des offenses, des coups fourrés, des peurs, des fiascos, le cauchemar d'un corps torturé, l'impérieux appel de la vie malgré le règne des sépultures, les libertés étouffées, les dépits, les tendresses refoulées, les remords, les griefs : tout était mis en lumière après avoir mûri saison après saison dans de dures contraintes. Un être de fer, qui avait longtemps erré à la recherche d'une raison d'exister, avait pris la parole. " Les vers ne sont pas, comme le croient les gens, des sentiments – ceux-ci on les éprouve assez tôt – ce sont des expériences. Pour composer un seul vers, il faut voir beaucoup d'hommes et de choses." Ces lignes sont de Rilke. Boudard avait beaucoup vu avant de tracer ses premières phrases.
Vit-il en moi un lecteur à sa convenance ? J'eus l'impression de le connaître depuis mon plus jeune âge. C'est que les affinités viennent parfois de loin, sans même qu'on le sache. Celui qui fut enfant dans le Loiret chez des parents nourriciers, puis chez sa grand-mère dans une chambre du XIIIe arrondissement de Paris et cet autre qui vécut à Nice plus de trente années durant lesquelles les fins de mois se prolongeaient quinze jours, se retrouvaient. L'accent les différenciait; des chemins opposés aussi; mais pas certaines blessures creusées et évasées par les scalpels et le poids d'une société qui a ses têtes. En général, les choix de cette société ne se portent pas sur les sans-le-sou, les impécunieux invétérés. Et loin de moi l'idée de faire de la pauvreté une arme.
Comme pour Kessel, cette première rencontre avec Boudard fut le départ d'une longue amitié, de ces amitiés où les singularités sont respectées, où l'on n'essaie pas de corriger l'autre (si l'on s'amende, c'est de son propre chef, par réflexion, par une sorte d'osmose, sans que l'exemplarité soit étalée), où les conseils ne sont donnés que s'ils sont sollicités, où la familiarité est exclue, où les jérémiades ne sont pas de mise, où le mot respect s'écrit en lettres d'or, où l'indépendance est sacrée mais où on se regroupe dès que la vie l'exige sans que le sentiment d'obligation entre en ligne de compte, où, sans vérifier, on peut réfuter une accusation, car on sait ce dont l'ami ne peut se rendre coupable. Je ne serai jamais assez reconnaissant au destin. Ses libéralités m'ont fait naître sous une bonne étoile : celle du don d'amitié. Je n'y suis pour rien. S'enorgueillit-on de ce que le ciel nous octroie ?

 

Louis NUCÉRA

(Mes ports d’attache, éd. Grasset, 1994)