Salut, Alphonse !

C’est une dizaine d’années avant sa mort que son ami Pierre Monnier avait tracé de lui ce portrait pour une galerie de portraits d’écrivains. Nous le reproduisons ici tel quel. Hommage de l’ami et du lecteur admiratif.

 

Vous le voyez sur l'écran de votre téléviseur avec sa grande silhouette et son regard goguenard. D'une voix calme et légèrement assourdie comme par un souvenir lointain du sanatorium, il parle pour éclairer des questions que les autres ne maîtrisent pas toujours très bien, l'argot, le crime, la prostitution, la marginalité. "À la ville", comme on dit des acteurs, il raconte des histoires très drôles et dit des énormités qui révèlent sans un hiatus une culture acquise à la force du coup d'œil et du jugement. Sur son art d'écrire, Frédéric Dard a dit l'essentiel et réglé une fois pour toutes la question de la filiation célinienne. Seul en face des épigones anémiques et des imitateurs aux "maigres couillettes", Alphonse est original parce qu'il est le greffon le plus vigoureux sur le chêne de Mort à crédit. Il sait, comme le grand, dire sa petite chanson. S'il est vrai que les écrivains sont de deux sortes : ceux qui "expliquent" (Sartre) et ceux qui "disent" (Céline), Alphonse Boudard est l'un des meilleurs parmi ces derniers. Une expérience démontre que ceux qui savent dire expliquent finalement beaucoup mieux que ceux qui "expliquent" . Ainsi en apprend-on de savoureuses en lisant La Cerise (la tôle), L'Hôpital ou Cinoche.

Alphonse avait un jour décidé de mettre noir sur blanc tout ce qui retenait son attention : "Auparavant, je me contentais de la jactance...", il fallait maintenant "amener sur le papier mes salades... mes rêvasseries... " Et cela, comme il en éprouve l'exigence, "avec le goût d'être drôle et de faire rire...". Il a d'emblée cette sûreté instinctive qui fait l'écrivain, comme il sait discerner l'indispensable : "C'est la technique... Sans elle, nous chantait Brassens, un don n'est rien qu'une sale manie."

Sans tâtonner, très vite, il trouve le ton. Les compagnons du petit bonheur, c'est, dès le premier coup, du Boudard. Et du bon. La guerre, qu'il a faite à dix-sept ans, sera naturellement sa première source d'inspiration. Après un passage aux FTP d'où il allait "s'esbigner au moment où l'on épurait du groupe tactique Lorraine les éléments douteux, les anarchos, les trotskistes...", il se retrouve aux Commandos de France où naît son amitié pour Jean-Baptiste Biaggi, le célèbre J.-B.B. qui a ramené une Légion d'honneur de la "drôleffe" en 1940. Salut, Bap ! Viendront bientôt (je cite en désordre) Bleubite, La métamorphose des cloportes, Le banquet des léopards, Le corbillard de Jules, Le café du pauvre ... Plongez dans tout ça, mesdames, messieurs, voilà l'plaisir... Un cycle attachant de son œuvre est celui qu'il a consacré aux maisons dites "de tolérance". Il était encore jeune quand le coup de grâce fut porté à cette institution millénaire en qui certains pensaient voir un inévitable fait de civilisation. Alphonse a dépeint les affres de la Fermeture dans un ouvrage édifiant où l'on pressent que les défenseurs de la morale étaient peut-être des champions de l'ambiguïté telle cette Marthe Richard dont on se demande si elle ne fut pas elle-même un peu "pensionnaire". En tout cas, si le but de l'entreprise était de supprimer le proxénétisme et la prostitution, c'est loupé. Alphonse a élargi son étude en publiant avec la complicité de Romi, prodigieux rassembleur de documents de toute sorte, un superbe livre illustré sur les Maisons closes. C'est historique et pittoresque... Et très sérieux.

Il est un autre domaine où notre ami fait figure de tuteur, celui de l'argot. La méthode à Mimile, écrite avec son compère Luc Étienne et récemment rééditée avec des dessins de l'ami Trez, est de ces ouvrages qui élargiront le champ des connaissances. Il est difficile de n'être pas séduit par les concordances du langage argotique et de l'expression châtiée. Vous l'ignorez peut-être, mais sachez que... "question limace, c'est la couleur du rider qui décide, il faut que ça se marida quart de poil " n'est d'autre signification que celle-ci : "Pour ce qui est de la chemise, tout dépend de la couleur du costume, il sied qu'elle y soit très exactement assortie".

Alphonse Boudard est à l'image de ce qu'il écrit rapide, intelligent, convivial... et sensible... et moqueur. Ce n'est pas un hasard si son visage est, ici, mêlé à ceux de Nucéra, Céline, Brassens... Comme dans une famille unie et un peu dispersée, on se fait des signes... de loin. J'aime aussi ce génie de la répartie qui ne l'abandonna jamais. À la jeune journaliste qui l'interroge sur son livre L'éducation d'Alphonse et qui lui demande en toute innocence : "Avez-vous écrit d'autres livres ?", il répond : "Bien sûr ! Le père Goriot, Madame Bovary, La Chartreuse de Parme..." Salut, Alphonse !...

 

Pierre MONNIER