Jeanne Le Gallou

 

Jeanne Le Gallou est morte. À Concarneau, le 18 décembre, de 1999. Elle n'a pas voulu avoir le chagrin de voir la marée noire naufrager les côtes de Bretagne. Elle n'a pas supporté la dernière tempête... Elle en avait pourtant affronté bien d'autres. Née le 20 mai 1909 à Quimper, Jeanne Benoit, la "dynamique Jeannette" était, nous dit Henri Mahé dans La Brinquebale avec Céline, "une de ces Bretonnes (..) que René Madec eût épousée ". Des voyages en effet, elle en fit, en rêves et en vrai. Quand elle se marie à vingt ans avec Victor Le Gallou, un Breton, pas un marin, mais un sédentaire qu'une soif de rêves sombra corps et biens. Des voyages, elle en fait encore pendant treize années, de 1933 à 1945, dans son café-tabac de la place Saint-Corentin, à Quimper, en face de la cathédrale, en écoutant à la sortie de la messe celtisants, artistes, notables et délirants. De quoi se fermer pour toujours à tous les discours idéologiques et préférer les belles histoires, les vraies, celles d'hommes qui parlent de la vie.

Le docteur Paul Mondain, directeur de l'hôpital psychiatrique de Quimper, est de ses amis. Il peint la nuit, durant ses heures de liberté, dans l'esprit de Dubuffet, avec des matériaux glanés dans la nature, et, anti-psychiatre avant la lettre, il encourage ses fous à peindre par thérapie. Il signe Mond'Ain ses tableaux et ses céramiques, et les expose à la galerie Saluden. Marié avec Mamouchka, une Polonaise d'origine juive, rencontrée sur le front en 1939, dont il eut un fils, il est "communiste d'âme", ou en tout cas communisant, et il est vite entré dans la Résistance, ce qui ne l'empêche pas de recevoir Céline et Lucette pendant un hiver de I'Occupation et de leur proposer de les cacher dans son asile à la Libération.

Le docteur Augustin Tuset, directeur des services sanitaires auprès de la Préfecture, est aussi un ami. D'origine catalane, il s'est marié avec Melle Brard, fille d'un importateur de bois et charbon de Quimper, dont il eut trois enfants : Jean qui deviendra neurochirurgien, Alain, psychanalyste, et Marie-Claude, électro-encéphalographiste. Passionné de graphologie médicale, il est également porté sur la peinture et la sculpture. Il a connu Max Jacob avant guerre. Ce dernier écrira le 15 décembre 1943 à Cocteau :"Si tu avais un ennui administratif (... ) adresse-toi au docteur Tuset. C'est un homme spirituel et tendre, puissant, ingénieux et graphologue génial, père d'une famille adorable. Va le voir même sans les ennuis..." 1 Ami de Jean Moulin, dont il a fait le buste, le docteur Tuset entre vite dans la Résistance. C'est pourtant lui qui, en 1940, recommande Jeannette au Docteur Destouches dont les pamphlets auraient pu gâcher toute estime. Destouches la mettrait en relation avec le docteur Bécard, spécialiste en pathologies intestinales. Curieuse figure que ce médecin. Sa femme descendant de Bernadotte, il collectionne les souvenirs napoléoniens. Membre de l'Académie Duchesne, il y fait entrer en 1938 le docteur Destouches, qui lui envoie rapidement sa démission : "De toi à moi on ne me reverra jamais aux repas et séances. Tout ceci, je t'avais bien prévenu est incompatible, irréductible à mon anarchisme fondamental " 2. C'est chez le docteur Bécart, membre du P. P. F., que Céline rencontre Doriot quatre fois pendant l'Occupation. Mais ceci est une autre histoire.

Soignée par le docteur Bécart, guérie, Jeanne Le Gallou ne sait comment remercier Céline. Celui-ci lui propose de ravitailler en tabac, et un peu en alcool, mais pas trop, le "poteau" Gen Paul, après des présentations vite faites. Le 1er juin 1942, Céline se rend à Quimper. Sans doute y rencontre-t-il son ami Jacques Mourlet, négociant en vins, entré lui aussi dans la Résistance. Jeanne Le Gallou n'a jamais vu Céline à Quimper. Était-elle absente ces jours-là ? Un hiver, Céline rencontre le docteur Tuset ainsi que Georges Arzel, engagés dans la Résistance, qui lui reprochent ses lettres dans les journaux collaborateurs. Céline se récrie en se disant prêt à "buter le premier boche venu" 3. Le docteur Desse, lui-même résistant, témoignera après guerre que Céline, au courant de leurs activités, aurait pu décimer leur réseau en les dénonçant 4.

En janvier 43, se rendant chez Céline, Jeannette rencontre dans l'ascenseur de la rue Girardon, le peintre Henri Mahé. Quand Madeleine Mahé est enceinte en mars 1943, le docteur Destouches lui recommande d'aller accoucher à Quimper, chez le docteur Le Pape, puis d'y rester vivre un temps au grand air. Il insiste là-dessus et lui présente Jeannette Le Gallou. En juin 1943, Henri Mahé installe donc Madeleine à Quimper, à deux pas de Jeannette, et grâce à elle fait la connaissance de Tuset, de Mondain et de Mourlet. Marine Mahé nait à Quimper le 1er septembre 1943. Après guerre, elle aura pour parrain Gen Paul et pour marraine Lucette, représentés par le docteur Tuset et Jacqueline Daniel, un professeur de danse.

Jeannette n'est heureuse que lorsqu'on lui parle peinture. Lionel Le Floch, peintre fort connu à Quimper, fait son portrait. Lorsque Mahé tourne son film Blondine entre 1943 et 1944, de passage à Paris, Jeannette est heureuse de se faire photographier entre Henri Mahé et Georges Marchal, le jeune premier de cette époque. Pendant la guerre, Jeannette s'occupe d'enfants aux vies menacées : celui d'une famille juive et celui de réfugiés espagnols. Elle divorce en 1946, abandonne son bar-tabac, rejoint Paris en 1947 pour gagner sa vie, comme représentante en cosmétiques. Mahé lui prête son atelier du 31, rue Greuze dans le XVIe, et il la recommande à Georges France. En sens inverse, à la Libération, Mahé s'installe à Quimper. Après une carrière de décorateur dans le cinéma, il se remet à la peinture de chevalet. Il écrit aussi. Mondain lui demande la rédaction d'une préface pour une exposition de ses peintures à la galerie Saluden. Tous se demandent ce qu'est devenu Céline dans sa fuite vers le Danemark. Les premières lettres de l'écrivain, définitivement sorti de prison, sont pour rassurer ses amis.

De Copenhague, le 7 juin 1947, Céline écrit à Jeannette, dans une même lettre adressée à Mahé et au docteur Tuset : "Chère Jeannette. Quel bonheur de recevoir votre lettre. Priez pour notre salut ! vous qui êtes si près du Roi Graslon 5 !... Nous n'avons besoin de rien. Mille mercis! Il a fallu tenir contre vols, pillages, escroqueries diverses, changes usuraires des amies 6 etc... Heureusement que Lucette a pu tenir seule de harengs fumés et de lait écremé ! (nourritures à cochons). Il y a tant de bétail au Danemark. Pour ma part cette bonne gamelle des prisons du Roi Christian X 7 m'a tenu en vie, mais pas fort. On m'a emporté à l'hôpital avec une pellagre grave (maladie que l'on avait pas vue ici depuis 200 ans !) et puis une mycose généralisée attrapée aussi en cellule. Que je ne pouvais plus ni me coucher ni m'asseoir tellement j'étais à vif. Et je ne vous parle pas du froid Baltique! Mais à présent un petit arrangement est intervenu avec mes éditeurs américains 8 qui me réimpriment. Alors nous pouvons tenir. Mes amis Juifs d'Amérique 9 ont fait le nécessaire. Ils m'adorent. Je ne parle pas des aryens, fumiers et cie. Je divise d'ailleurs l'humanité en 3 catégories, les persécutés, les persécuteurs, et les voyeurs. Je crois que les voyeurs m'écœurent encore au maximum ? Je trouve pour eux la bombe atomique d'un kilo bien petite 10 ! au moins une tonne ! C'est ce que je leur souhaite ! On vous embrasse, et l'on souhaite se revoir bientôt mais le climat est encore bien hostile !"

Après guerre, Jeannette s'installe à Concarneau, au milieu des tableaux de Mahé qu'elle collectionne, et dont elle acquiert le chef-d'œuvre : l' Hommaqe à Lautrec, encore plus achevé que celui qui orne l'entrée du Moulin Rouge encadré par un Gen Paul et un Dignimont. Devenue Madame Rouland par son second mariage avec un entrepreneur, elle a le chagrin de devenir veuve, et occupe ses journées à rendre service aux voisins. Elle vit un temps en Suisse. Puis elle revient à Concarneau où ses amis l'appellent "tata Jeannette". Curieuse de tout, pleine d'énergie, elle prend l'avion pour New York afin de revoir la tribu Mahé. Henri Mahé meurt en 1975. À la recherche de ceux qui ont pu fréquenter Céline et Mahé en Bretagne, j'écris à Jeannette, elle m'invite à venir la voir et me présente à ceux qui les ont connus.

C'est alors qu'elle me montre en avril 1978 son exemplaire de Mort à crédit publié par Denoël en septembre 1942, c’est-a-dire I'édition illustrée pàr Gen Paul. Sur la page de garde, d'un graphisme élégant, Céline a écrit un envoi : "À Madame Le Gallou. En toute amitié et affection bretonne". Sous la justification du tirage, Gen Paul a écrit : "Tous les dessins de cet exemplaire ont été retouchés de ma main. 43". Tous les dessins sont en effet rehaussés à la gouache, ce qui donne aux gris imprimés un relief saisissant. Le dernier dessin est signé et daté "43". Par ce cadeau somptueux, Céline et Gen Paul remerciaient Jeanne Le Gallou pour les avoir approvisionnés pendant l'Occupation.

Mais cet exemplaire pose un problème aux bibliophiles. Dans leur monumentale Bibliographie des écrits de Louis-Ferdinand Céline (Le Graphomane, BLFC, Paris, 1985, 42 A3), Dauphin et Fouché recensent l'ouvrage dans les termes suivants :"Nouvelle édition de 1936, illustrée de 16 dessins originaux de Gen Paul à la plume rehaussés à l'encre de Chine. Nouvelle composition. Autorisation de réimpression no 16.090 pour les exemplaires commerciaux. Tirage de tête à 52 ex. justifiés et numérotés dont 40 sur pur fil: 1-15 vélin blanc pur fil ; 12 vélin teinté Aussedat – 1 et H.C. 1-XXV vélin blanc pur fil. Les exemplaires H.C. portent au colophon : Imprimerie spéciale des Éditions Denoël, Paris. Au témoignage de Henri Thyssens, les exemplaires H.C. passés en vente reproduisaient le texte intégral".

L'exemplaire de Jeanne Le Gallou est un Hors Commerce qui porte le n° XXI. Possédant le n° XX de ces Hors Commerce, je m'attends à retrouver dans le n° XXI le texte intégral. Mais, stupeur de ma part, dans les passages "érotiques" censurés déjà en 1936, il présente les mêmes "coupures" que les exemplaires du tirage commercial. La justification, la signature de l'imprimeur et le numéro d'autorisation de réimpression (n°10.084) sont pourtant identiques. Plus curieux encore, je constate que la composition de ces pages censurées n'est pas exactement la même que celles des exemplaires présentant le texte intégral. Reste à savoir si les cinq derniers vélins blancs hors-commerce comportent les mêmes "blancs". On peut se demander pourquoi Denoël a commandé deux compositions à l'imprimeur, ce qui a du augmenter le coût de fabrication.

Cette énigme bibliophilique échappait à Jeannette qui n'en percevait nullement l'intérêt. D'ailleurs, elle n'avait coupé que les pages des illustrations, préférant les dessins en couleurs de Gen Paul aux histoires de Céline qu'elle avait lues dans une édition ordinaire. Elle préférait acquérir un tableau de Mahé pour le contempler sur ses murs, plutôt que de posséder ce gros livre fermé dans un rayonnage où le dos s'abîmait. Ma crainte était qu'elle ne le donne à relier sans y mettre le prix. Non par souci d'économie, car elle était la générosité même, mais par méconnaissance. Ce n'était pas une collectionneuse ni une intellectuelle, Jeannette, mais une amoureuse de la vie et du beau dans leur immédiat. Son grand regret était de n'avoir pas fait les Beaux-Arts de Rennes. Elle se consolait avec toutes les belles histoires que Mahé ou Gen Paul, Tuset ou Mondain, bien d'autres encore, lui avaient racontées et qu'elle savait redire avec des rires joyeux de jeune fille, une gourmandise de fille élevée dans les champs, un art de conter lentement à la mode de Bretagne. Elle aimait écouter aussi. Mes histoires de Paris, mes enquêtes sur Céline et Mahé l'amusaient beaucoup. Nous avions souvent un seul bout chacun de la même histoire, et nous éclations de rire quand on en raccordait les deux morceaux.

Elle voulait tout savoir de la vie de Mahé et de celle de Céline, ces deux bardes qu'elle avait connus avant moi. Cela nous rapprochait. C'était notre Atlantide à nous, où chaque intersigne nous interpellait, un Ankou joyeux en somme, notre ville d'Ys engloutie sous les flots du temps, peuplée de mutines sirènes, comme la petite Printyl de Céline. Jeannette aurait vraiment eu beaucoup trop de chagrin de voir les oiseaux de Bretagne englués de pétrole s'échouer sur les plages. Moi, je le sais, c'est de colère et de dégoût qu'elle est morte, Jeannette, d'une colère tout à fait célinienne contre les hommes, du dégoût de leur course au profit immédiat, leur égoisme destructeur et satanique. Elle avait lu Scandale aux abysses de Céline, Jeannette, et puis surtout La Brinquebale avec Céline de Mahé. C'était sa Bible à elle, et ça lui suffisait. Pour lui donner tous les courages, pour dissiper bien des chagrins. Mais là, "elle n'avait plus assez de musique en elle pour faire danser la vie".

 

Éric MAZET

 

1. Jean Cocteau, Journal, 1942-1945, Gallimard 1989, p. 426.

2. François Gibault, Céline II, Mercure de France, 1985, p. 189.

3. Témoignage écrit de Georges Arzel in Bulletin célinien , n° 181, novembre 1997, p. 13-15.

4. François Gibault, op.cit., p. 316.

5. Sic, pour Gradlon.

6. Hella Johansen et Karen-Marie Jensen.

7. Christian X (1870-1947), roi du Danemark.

8. New Directions signent avec Céline un contrat de réédition de la traduction de Mort à crédit en juin 1947. Elle paraîtra en novembre 1949 à Norfolk.

9. Milton Hindus.

10. La bombe d'Hiroshima fut lancée le 6 août 1945.