Une éternelle source de discordes [1988]

 

C’est en 1988, lors de la sortie de la biographie de Céline par Frédéric Vitoux, que paraît cet article signé d’un célinien qui se cache sous un pseudonyme. Ironie et perspicacité sont au rendez-vous.

 

Une fois n’est pas coutume. Au lieu de s’adresser à d’éminents spécialistes (mais en existe-t-il vraiment ?), on demande aujourd’hui à un modeste et fort ancien amateur de Céline son avis sur une biographie. La chose peut se comprendre car, finalement, il n’y a pas d’auteur sans ses lecteurs qui, après tout, ont leur mot à dire.

Il s’agit du livre La Vie de Céline de Frédéric Vitoux, édité chez Grasset. Copieux ouvrage de 560 pages, sans compter notes et photographies. Venant peu après les trois excellents volumes de François Gibault sur le même sujet, on peut se poser d’emblée une question : pourquoi diable Louis-Ferdinand Céline inspire-t-il tant de biographes de nos jours ? On ne connaît en effet guère de précédents de ce genre parmi les écrivains contemporains.

Peut-être l’explication se trouve-t-elle, comme toujours, dans Céline lui-même dont, au fond, toute l’œuvre s’est présentée elle-même comme une autobiographie mais avec un talent stupéfiant d’évocation qui pourrait faire dire que Céline écrivait dans les trois dimensions. Quel lecteur averti ne se souvient-il pas de telle ou telle scène décrite par Céline comme s'il l'avait vue dans la réalité ? Beaucoup ne seraient guère étonnés de croiser Bardamu dans les rues de Clichy. D'où il est résulté que pendant un demi-siècle ou presque, l'œuvre de Céline a servi de référence fondamentale à sa propre biographie, alors que peu à peu sont apparues invraisemblances et contradictions aux yeux même des plus idolâtres.

Au fond, François Gibault et Frédéric Vitoux se présentent comme des iconoclastes ramenant Céline à ses proportions humaines exactes. Ce sont également des exorciseurs qui chassent de Céline les démons ou les génies (au choix) qui l'ont habité, à commencer par Bardamu, cette créature qui est un peu à Céline ce qu'est le monstre imaginé par le Docteur Frankenstein ou la statue de Pygmalion.

Ces cinq cents pages et mèche de Frédéric Vitoux se lisent agréablement, ce qui est déjà un succès. Certes, l'auteur suit la piste tracée par François Gibault à qui d'ailleurs il rend un hommage mérité. Au demeurant, la comparaison des deux œuvres permet d'intéressantes remarques, de détail certes, mais qui éclairent d'un jour instructif la personnalité de Céline. Par exemple, Gibault publie une photographie de Destouches en uniforme vers 1915. Si l'on y prête attention, on voit que l'homme porte un uniforme de lieutenant du 12e Cuirassiers, la Médaille militaire et la Croix de Guerre avec quatre étoiles. Visiblement, il y a là une de ces fariboles dont était coutumier le maréchal des logis Destouches. Or, dans le livre de Frédéric Vitoux, on voit la mention de l'acte de mariage de L.-F. Destouches qui s'y déclare " Lieutenant " et signe " Des Touches ". On comprend mieux alors que Céline ait lui-même reconnu qu'à l'époque, il était " en coquetterie " avec le consulat de France ! Port illégal d'uniforme et de décoration (Céline n'a eu qu'une palme et une étoile à sa croix de guerre) sont des choses peu appréciées des fonctionnaires français. Il est enfin facile de comprendre pourquoi Céline n'a pas fait transcrire son mariage anglais au consulat de France où il y aurait eu un scandale. Mais aussi, quelle candeur, ou quelle audace, que de se faire photographier dans cet accoutrement, preuve formelle d'usurpation !

Inversement, Frédéric Vitoux commet des erreurs amusantes comme, par exemple, lorsqu'il évoque à plusieurs reprises le nom du " général " de la Rocque. Cette promotion inattendue du brav'colonel a de quoi surprendre les témoins et les acteurs de l'époque. Mais ce ne sont là que péchés véniels.

Comme il est impossible, on l'aura remarqué, de parler ou d'écrire sur Céline sans déchaîner la foudre et la tempête, des critiques acerbes sur Frédéric Vitoux se sont révélées, venant de ceux qui se baptisent " céliniens ", chacun revendiquant pour soi-même le monopole de la science du cas. En réalité, le lecteur trouve ou plutôt retrouve dans Céline ce qu'il a toujours senti d'inexprimable en soi-même. Il y a plusieurs maisons dans la maison du Maître. Soyons donc modernes et n'accablons pas les glossateurs ou les biographes.

Parfois, la critique de Frédéric Vitoux conduit à des phénomènes incroyables comme c'est le cas pour une universitaire, tombée tellement amoureuse de Louis (c'est ainsi qu'elle appelle Céline) qu'elle écume en imprécations aussi longues que détaillées sur l'histoire bien connue de sa " circoncision ". Pauvre Frédéric Vitoux qui a eu le malheur de se demander si Céline n'était pas impuissant ! (il répond par la négative d'ailleurs). La demoiselle le pourfend en s'étendant – si l'on peut dire – sur ce sujet avec une passion touchante. Là Ferdine se serait étranglé de rire devant cette dissertation polémique sur son prépuce, quasi centenaire aujourd'hui, devenu objet de discorde posthume entre ses admirateurs et surtout ses admiratrices...

Décidément, Céline, cette sorte d'Agrippa d'Aubigné des temps modernes, n'a pas fini de nous étonner par personnes interposées. Grâce lui en soit rendue.

 

GUNGADIN

(Le Choc du Mois, mars 1988)