Une gaieté constante

 

Il m'avait dit au téléphone, comme chaque fois :

– Paul, je barre. Samedi, je vais à Nice.

J'avais chaque fois un sentiment indéfinissable, peu plaisant. Depuis quelques années, il partageait son emploi du temps entre Paris et Nice. Là-bas, il avait un climat souvent plus agréable, il respirait mieux.

Le matin, par beau temps, la mer. Un groupe d'amis valorisés par sa présence, son relief, sa gaieté. Une tentation. Mais de Paris à Nice, il y a un bon millier de kilomètres. Un parcours de jeunesse... mais un effort, une fatigue. J'avais moi-même travaillé à Monaco, voici quelques années ; j'avais préféré le train de nuit. Le matin, je me levais au bord de l'eau.

Méfions-nous de ceux qui prétendent nous faire gagner du temps. La distance est une ennemie avec laquelle on triche. Le train est une drogue douce. L'avion une drogue dure. La voiture, n'en parlons plus.

Lorsqu'il ressentait une lassitude, il me le disait. Ou bien :

– J'ai la crève...

Un rhume, une poussée de fièvre. Il gardait ses séquelles, du poumon en moins, souvenir de guerre et de répression. Alors, on crevait sec dans les prisons de France. Il paraît que cela a changé, sans s'améliorer pour autant.

*

Tout bien compté, nous nous connaissions depuis cinquante ans, nous nous parlions quotidiennement. C'est Albert Paraz qui m'avait suggéré... "Allez voir B. Il est au sana". Ni une ni deux... Un dimanche de printemps, on y était allé. Alphonse était là, élégant, en compagnie de sa ravissante femme. On était "venu le voir", comme on disait. Nous avons tout de suite parlé le même langage, lui le Paris-Sud, moi les Quatre-Chemins.

Un bonheur constant... La chose est si rare.

*

Et puis, Alphonse savait tant de choses... En littérature... En histoire... Pas seulement les anecdotes, mais les tenants, les aboutissants, le fond des choses. Il n'était dupe de rien. Il était docteur de cette université redoutable aux médiocres : les Autodidactes. Ceux qui veulent comprendre. Il avait compris. Très tôt vacciné.

Travailler avec lui était un bonheur qui effaçait l'effort. Dès nos premières rencontres nous évoquions des projets. Nous nous sommes revus dans d'autres sanas, au Grand-Lucé dont il avait cocassement recomposé le nom.

Une plongée dans la France profonde sonnée par les années de guerre. Il avait chaque jour cette gaieté constante qui éclaire ses écrits, cette distance face aux malheurs, aux réalités.

Il n'était pas "bon public" – ce qui serait de la complaisance. Il saisissait toutes les failles, toutes les intentions, tous les ridicules, tous les comiques... Moquer pour mettre à jour. Une liberté légère. Qualité rare que je n'ai trouvée que chez peu d'amis : Jacques Prévert, Pierre Gripari, Jean Poiret... Ces grands inventeurs de fables savaient rire des plaisanteries des autres.

Grand miracle...

Autre chose, plus rare encore... Un mot l'engageait. Pas même un mot : une intention acceptée, un accord tacite. Force de contrat. Jamais d'argutie, de malentendu... Encore un bonheur.

*

Alphonse était un grand travailleur. Qui le dira ? Il était toujours au charbon, sur la brèche. On ne sait guère ce qu'est la vie d'un auteur fêté, d'un grand écrivain. Inventer, écrire, mais aussi répondre aux attentes, séduire, amuser. On l'invite, on le sollicite, on le met en valeur. Chacun brille de ses lumières. Une émission avec Alphonse était un succès pour tout le monde. Mais les fatigues restent. Alphonse ne comptait pas ses efforts. La chandelle brûle. Et voilà.

*

Il aimait beaucoup les plaisirs de la vie, et au fond cela non plus n'est pas si fréquent. Nous en avons partagé quelques-uns.

Ici quelques difficultés... Insurmontables... Régler l'addition après un joyeux déjeuner... Difficile d'y parvenir !

*

Ces années d'amitié auront été bien davantage, bien mieux qu'une fraternité. Un nouveau sens, un nouvel éclat pour le mot frère. Une harmonie. Une chose qui semblait toute naturelle, et qui l'était.

*

En se levant d'un dîner où il l'avait enjôlée de français académique, sa voisine avait remarqué :

– Mais je pensais que vous parliez argot...

Il avait répondu :

– Je suis bilingue.

Le mot avait fait fortune. On le répétait volontiers. Il y a peu de bilingues désormais, et ceux qui restent parlent... anglais.

Un de mes parents, néo-zélandais, qui résidait chez moi pour quelques semaines (il était professeur de français) avait remarqué :

– Lorsque tu téléphones à Boudard, tu ne parles pas le même langage...

Certains remarquent ces choses-là.

Tous nos messages, il est vrai, commençaient par le même mot : pote. Cette fois-ci, il avait dit :

– Pote, je barre...

Je lui avais demandé :

– Tu restes longtemps?

– Oh... Trois semaines.

Je m'étais programmé pour trois semaines. C'est vite dit !

*

Tout a été très vite. Il a fallu que je me fasse à cela, qui est de notre destin. Je ne le verrai plus, on ne parlera plus. Le mercredi précédent, nous avions passé l'après-midi à la Rhumerie, qui jouxte l'église Saint-Germain des Prés. On avait parlé de son nouveau livre, et d'un projet auquel il songeait : consacrer un recueil à Georges Brassens dont l'œuvre, pour nous, n'avait pas vieilli.

Et ce mercredi-là, à quelques mètres, c'était le grand rendez-vous du départ. Les fastes absurdes.

Exception là encore, la peine et l'affection étaient sensibles. Je ne cite personne, mais il y avait là des gens que j'admire et que j'aime, et cela réchauffe le cœur. On a beau dire...

*

Alphonse avait parlé son propre langage, haut et fort, après avoir passé par les portes que Céline avait forcées.

On peut imaginer qu'à l'église Saint-Germain-des-Prés, un ange un peu canaille est allé subtiliser un peu de cette atmosphère chaleureuse et qu'au creux de son aile il en a rapporté une trace là où les amis partis nous attendent. Qu'il la lui a fait respirer en souriant :

– Tiens, Alphonse. Voilà ton fade...

Cela valait un sourire, en effet.

 

Paul CHAMBRILLON