Sous le charme de Marcel Aymé

 

Gen Paul, le peintre, l'appelait Marcel tout simplement.
"Marcel va venir..."
Marcel Aymé, voisin de Gen, venait souvent lui rendre visite dans son atelier. Il passait comme ça en copain. Il s'asseyait sur le vieux canapé, et il regardait Gen dessiner, il l'écoutait... Gen était intarissable... la jactance royale des rues qui débagoulait en souplesse. Marcel avait I'œil, l'oreille à tout. Il n'est que de lire n'importe laquelle de ses nouvelles pour s'en rendre compte.
J'allais voir enfin Marcel Aymé en chair et en os. Je le lisais depuis belle cellule... ce jour, à la distribution des bouquins, en 1948 à Fresnes, où j'avais touché La Vouivre. Ça ne me disait rien, ce titre, et je recevais tellement de rogatons de la bibliothèque que j'étais méfiant. On nous donnait n'importe quoi au hasard de la distribution. Trois livres par cellule. Je n'avais jamais été tellement gâté depuis le début de mon séjour derrière les hauts murs. On nous refilait jusqu'à des ouvrages d'économie politique... Et cette fois le miracle ! La Vouivre m'apportait tout... le grand air, le rêve, la poésie, l'humour... l'érotisme...
Celui-là, ce Marcel Aymé, je n'allais plus oublier son nom, ne plus le lâcher d'un texte, lire toute son œuvre avidement. J'ai fait toutes les bassesses possibles auprès de l'auxiliaire de la bibliothèque pour obtenir tous les romans de Marcel Aymé qu'il possédait. Ça m'a coûté pas mal de Gauloises... précieuse monnaie d'échange à l'époque dans les taules.
Avant toute chose, il m'a apporté l'évasion, Marcel Aymé. Avec sa Vouivre, déesse rurale, ses vipères, ses paysages jurassiens, j'ai oublié les murs lépreux de ma cellule... l'humidité, la faim qui me tenaillait parfois (on était encore au régime jockey des tickets d'alimentation en 1948), la longueur du temps qui n'arrive pas à s'écouler lorsqu'on est en prison.
J'avais ouvert La Vouivre, et je ne m'en suis sorti qu'à la dernière page, ébloui, ravi, sous un charme qu'on ne rencontre pas si souvent en littérature.
Il était là, Marcel, conforme à tous les portraits que j'avais lus le concernant. Oui, il ressemblait bien à Buster Keaton avec son visage allongé, les yeux en capote de fiacre, un rien d'ironie au coin de la bouche. Il m'avait dit en deux mots qu'il aimait beaucoup La Cerise, le livre que je venais de publier. J'étais tout intimidé, un peu mal dans mes phrases pour lui dire tout ce que je pensais... tout le bien qu'il m'avait fait pendant mes années de prison et de maladie... combien ses romans, ses nouvelles, m'avaient aidé moralement parce qu'ils sont toniques, vrais, même les plus irréels, toujours justes... combien ses personnages m'avaient accompagné, ses paysans, ses petits employés, ses assassins et ses putes... tous si fraternels.
Ce qui caractérise d'une certaine façon toute I'œuvre de Marcel Aymé, c'est un don extraordinaire d'amitié. Il aime ses personnages, même les pires criminels, sans jamais y paraître, sans forcer le ton. Il est dans un quotidien qui paraît un peu ailleurs, ce qui lui permet de manier le fantastique avec naturel. Il comprend tout infailliblement.

Le père Courage

Là, sur le divan de l'atelier, le visage de bois, il correspond à ce qu'il écrit. C'est un homme de sagesse et d'indulgence. Pour son attitude pendant l'Occupation – où il défendit les juifs – et à la Libération – où il défendit les épurés – , Arletty l'avait surnommé le père Courage. Il donne tout de suite cette impression de courage tranquille, il est le contraire d'un fanatique. Le professeur Watrin de son roman Uranus est peut-être le personnage auquel il ressemble le plus, un rêveur ironique, mais extrêmement sensible à toutes les turpitudes humaines, à toutes les douleurs...
Gen Paul jactait avec sa verve habituelle. Ça nous dispensait de parler. De temps en temps, Marcel risquait un mot, presque à voix basse. On aurait dit qu'il avait du mal à parler, que quelque chose le retenait...
Je ne l'ai pas revu souvent, hélas ! Un matin d'automne 1967, Gen Paul m'a téléphoné. À son tour, pour la première fois, il n'arrivait plus à parler : ça ne sortait pas au bout du fil.
"Marcel est mort..."
Il a fini par me dire, m'expliquer les circonstances de la terrible nouvelle, et qu'il voulait que je l'accompagne pour aller le voir sur son lit... qu'il ne se sentait pas le courage d'y aller seul.
J'ai revu une dernière fois le visage étrange de cet écrivain à qui je devais tant, ses paupières en capote de fiacre définitivement fermées cette fois.
Gen, ce soir-là, s'est saoulé, défoncé à zéro pour noyer son chagrin. Sur le banc de pierre en bas de chez lui, avenue Junot, il a voulu que je m'assoie avant que je ne le quitte, que je l'aide à remonter dans sa piaule. Il avait encore quelque chose à me dire.
" J'avais deux potes, l'un c'était un monstre : Louis-Ferdinand Céline... l'autre, c'était un homme : Marcel Aymé. Tu me comprends, gros mec ? "
Bien sûr que je le comprenais.

 

Alphonse BOUDARD