Brèves rencontres avec Alphonse Boudard

 

Il m'avait reçu le 27 septembre 1995 pour m'accorder un entretien dont l'essentiel parut dans Le Bulletin célinien d'avril 96 consacré à Albert Paraz. Dans son appartement de la rue Henri Monnier évoqué dans sa biographie par Lucien d'Azay ¹.
Jusque-là je ne l'avais vu qu'en photo. Je le trouve très simple et sympathique. Cheveux grisonnants, un regard voilé par des lunettes noires, une voix assourdie, héritage de sa tubardise...

 

Outre Paraz, nous avons évoqué bien des sujets. Car Boudard était un excellent conteur servi par une mémoire infaillible.

Nous parlons de son quartier qu'il aime bien – "on n'est qu'à quelques minutes du centre de Paris". Plus haut, c'est Pigalle. Ce n'est plus son Pigalle – celui que, par exemple, Melville restitue dans Bob le Flambeur. Trop de sex-shops, de touristes... "À partir de mai, n'allez plus à la place du Tertre. C'est la cohue." Il est inquiet – "des Noirs commencent à s'installer... Ensuite ce sera un flux redoutable". Des propos politiquement très incorrects... Prodigieux observateur de la rue et piéton de Paris, il est le mieux à même d'enregistrer la disparition du Paris pauvre et populaire de son enfance et de son adolescence – et de son remplacement par un peu n'importe quoi...

Évocation de personnalités troubles de l'occupation. Comme Joanovici sur lequel il a un dossier dont il espère tirer un livre ². Je suis heureux de trouver en Boudard un historien. Mais lui ne s'encombre pas des prudences universitaires. Il fut jeune résistant, mais pas résistantialiste. Il ne s'est pas gêné pour mettre à mal, notamment dans Le Corbillard de Jules, les ambiguïtés et les mensonges de l'Occupation et de la Libération.

Il me parle d'une étrange personne qui aurait pratiqué un drôle de jeu dans les années 40. Surnommée "la rouquine". Il lui a consacré un livre qui, aussitôt imprimé, a été retiré de la vente par l'éditeur qui l'a fait pilonner. Pour ne pas salir la Résistance, noble prétexte, mais peut-être aussi crainte de procès ? La "rouquine" existe toujours. Et dans les meilleurs termes avec un grand personnage du clan mitterandien.

Nous en sommes à la guerre et à sa campagne d'Alsace. Nous parlons de l'étrange mort du "colonel" Fabien, tué par l'explosion d'une mine qu'il manipulait. Un accident ou un attentat ? Encore maintenant certains communistes insinuent que Fabien a été liquidé par des éléments anticonformistes de la Sécurité militaire. Boudard qui connaît bien l'histoire du Parti (il me cite Robrieux) pense que le coup est venu de l'intérieur du Parti. Fabien était un révolutionnaire qui désapprouvait le pacte Thorez-De Gaulle, le légalisme du Parti, la dissolution et le désarmement des milices patriotiques, etc.

Je retrouverai Boudard fin août 98 dans le cadre magnifique de l'Aubrac où régulièrement deux enseignants (qui ont bien du mérite) organisent des rencontres sur différents thèmes ³. Celui de 98 est la littérature de sanatorium ; Boudard y fera une communication remarquée. Sur ses souvenirs de tubard racontés de manière picaresque. Qui gondoleront l'assistance. Mais c'était un masque pour évoquer un passé douloureux et macabre. Dont Boudard esquivait qu'il s'en était sorti par une volonté de fer. Autre plaisir rare : Boudard parlait d'Albert Paraz qui conseilla ses premiers pas d'écrivain. Et il lut des extraits du Gala des vaches. Paraz qui mourut d'un cancer et d'une laryngite tuberculeuse... Boudard avait vaincu le mauvais sort et affirmait que, tout en se ménageant, il profitait de la vie. Au hasard des repas et des discussions, nous avons passé là quelques bons moments avec lui et Jacques Aboucaya, un de ses vieux copains 4.

Ce sont ces souvenirs heureux que je conserve d'Alphonse Boudard. Je ne devais plus le revoir, mais le suivais un peu grâce aux informations que me donnait régulièrement ADG (Alain Camille), autre pote de Boudard.

J'ai appris son hospitalisation avec inquiétude. Et puis tout a été très vite. Ses obsèques le 19 janvier à Saint-Germain-des-Prés ont été marquées par l'émotion et le recueillement. D'une assistance où se cotoyaient gens du peuple, écrivains, artistes. Et de nombreux amis de sensibilités politiques très opposées. Boudard nous réconciliait (provisoirement).

Au cimetière de Montparnasse, sur le cercueil déposé dans la tombe ouverte, nous avons jeté une fleur. Arrivé là-haut, Boudard a retrouvé Louis-Ferdinand (Céline), Marcel (Aymé), Albert (Paraz) et Albert (Simonin). Et tant d'autres (Audiard, Brassens...). M'est avis qu'ils n'ont pas fini de rigoler...

 

Jean-Paul ANGELELLI

 

  • Contre-enquête, Laffont, 1998

  • Ce livre sorti en 1998 sous le titre L'étrange Monsieur Joseph (Laffont). Il n’a pas très bien marché, paraît-il. Peut-être parce que plus historique qu'anecdotique. Il dérangeait certaines légendes pieuses sur les années noires.

  • Francis Cransac et Patrick Hubert. Les actes de ces rencontres sont publiés, mais ceux de 98 ne sont pas encore parus. S'adresser à Françis Cransac, 7 avenue Victor Hugo, 12000 Rodez.

  • Bonne nouvelle pour les parazophiles, il préfacera la réédition de Vertiges à L'Âge d'Homme. Vertiges est la suite de Remous, réédité par le même éditeur en 1982, avec une introduction d'Aboucaya.

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