Céline à Montmartre sous l'occupation D'origine serbe, né en 1906 à Bucarest, Pierre Pétrovitch gagne la France en 1917, et s'installe en 1922 à Montparnasse, où il fréquente les artistes peintres. En 1929, il habite Montmartre, rue Orchampt, et, en 1936, il devient administrateur de société. En 1941, il entre dans la Résistance, aux côtés de Jean Dasté, directeur de L'Intransigeant, et de Jean Valdéron, le futur fondateur de Noir et Blanc. Pierre Pétrovitch fait partie du premier comité du Mouvement de Libération Nationale organisé par Paul Reynaud, Bloch-Lainé et d'Astier de la Vigerie. Ses activités clandestines ne l'empêchent pas, durant l'occupation, de côtoyer souvent Céline, dont il a bien voulu nous confier ce portrait.
Tous les jours, comme avant-guerre, à l'heure de l'apéritif, Jean d'Esparbès et moi-même, nous retrouvions L.-F. Céline, Gen Paul et Le Vigan au Taureau ou au Maquis. Ce café était tenu par une actrice du cinéma muet, qui avait joué dans La Loupiotte. Le dessinateur Poulbot s'y rendait quelquefois, ainsi que le bougnat Madamour qui habitait 5 rue d'Orchampt. Je connaissais Jean d'Esparbès depuis mon passage au lycée de Fontainebleau. Son père, illustre écrivain de l'épopée napoléonienne, était conservateur du château. Jean était un ancien des Corps-Francs, mi-anarchiste, mi-bonapartiste, un montmartrois cultivé, un poète et surtout un bon peintre. Son Buveur d'Absinthe avait fait sa gloire : à peine sec, il était vendu. Jean était entré au M.L.N. avec moi. Céline ne manquait jamais de lui poser mille questions sur la légende impériale. Gen Paul ne disait rien. Il avait deux passions : peindre et boire. Anarchiste, il détestait les particules. Il ne portait pas ses décorations : sa jambe droite amputée suffisait. Le Vigan était l'acteur du trio. Il jouait aux illuminés en racontant sa vie. Toujours survolté, il se faisait remarquer. Avec son amie Tinou, il communiquait par gestes et signes cabalistiques, hermétiques à autrui. Marcel Aymé venait prfois, mais il pouvait rester des heures sans dire un mot. De son voyage en Amérique, il n'avait envoyé aux copains que des cartes postales représentant des cimetières, et il avait tout dit. Céline, lui aussi parlait peu. Il écoutait plutôt, et savait écouter. C'était un homme gris qui n'attirait pas l'attention. Il s'enquérait, sans élever la voix, des derniers potins, en médecin de quartier. C'était un solitaire, presque sauvage, un peu timide, mais toujours prêt à rendre service, surtout sur le plan médical. Nous avions, ma femme et moi, pour médecin, son cousin, le docteur Jacques Destouches, montmartrois lui aussi, qui habitait rue Domrémont. Il rencontrait rarement l'écrivain, mais il ne nous en dit jamais de mal. Pourtant l'occupation, l'attitude et les habitudes de L.-F. Céline ne changèrent pas, alors que certains collaborateurs étaient venus le prier de s'engager. Il s'était retiré de la scène publique. Il était beaucoup plus soucieux d'obtenir des tickets en tous genres que de jouer un rôle politique de conférencier ou de journaliste. Il n'aimait pas plus les Allemands que leurs serviteurs. Il employait encore le mot "Boche", en ancien de 14, et ses propos ne prêtaient à aucne ambiguïté. Il avait, certes, publié
en 1941 Les beaux draps, mais ce livre évoquait surtout la triste
situation de notre défaite. Ses projets de réforme relevaient plus du
socialisme que des idées de la Révolution Nationale. Un passage sur les
Anglais pouvait produire une impression pénible, mais l'événement de
Mers-el-Kébir avait démoralisé plus d'un compatriote. Ses anathèmes
antisémites n'étaient pas nouveaux. Les beaux draps n'avaient pas
été écrits dans le but de plaire aux gens de Vichy ou aux occupants, et
certains passages témoignaient même du contraire. Les Allemands
faisaient d'ailleurs retirer cet ouvrage de la vente, et le Gouvernement
de Vichy le faisait saisir. Nous n'avions vu dans ce pamphlet que la
déception d'un patriote. Céline a cependant bien fait de fuir Paris à la Libération, non pas qu'il eut à craindre des résistants qui le connaissaient, mais parce que tout était possible de la part de certains esprits échauffés. Un commando obscur l'aurait abattu sans jugement, et personne n'aurait pu s'y opposer. Paris était en révolution. Si Céline m'avait demandé de l'aide, je l'aurais hébergé à Fontainebleau, mais il ne me parut jamais inquiet. Peu de gens se sont portés à son secours après la Libération et l'on comprend qu'il en gardât quelque rancune. Nous vaquions à nos affaires. Peut-être qu'à la défaite, en restant sur la Butte, l'homme n'avait pas su être à la hauteur de l'écrivain et avait perdu de sa stature. Il est difficile de se comporter en héros plusieurs fois en une seule existence. Peut-être que Céline aurait dû rejoindre l'Angleterre au lieu de fustiger la défaite comme au temps où ses cris d'alerte ne pouvaient être pris pour de la trahison. Mais Céline ne nous apparut jamais, dans ses conversations ou dans ss attitudes, sous les traits d'un collaborateur de l'ennemi. Pierre PÉTROVITCH
Cet article a paru initialement en 1981 dans le n° 3-4 de La Revue célinienne |