Céline et les prix Nobel [1963]

Environ 1938, conseiller aulique chez Denoël ( titre aussi vain que ce que je fis là ), Louis-Ferdinand Céline m'a toujours paru un homme prêt à éclater, à se déverser de quelque manière, d'exprimer son lyrisme et de revenir à sa norme, hésitant, défiant, timide, toujours en train de refaire son plein intérieur. Ne l'avait-on pas vu tendre son manuscrit de Mort à crédit d'une main et tendant l'autre pour recevoir son chèque ? Donnant donnant, et c'est lui qui avait donné le plus, d'abord à l'audacieuse maison et qui eût dû avec de tels livres faire une fortune, ensuite à la littérature française, enfin à tous ceux qui ont su le lire.

 

Depuis la langue de Tortugue pour L'Épopée camisarde et de Batisse pour Le Trimard, ces deux créations de Marc Stéphane, on n'avait pas atteint à un tel lyrisme dans une langue parlée mais unique car la langue de Céline est riche de rythme, de vocabulaire, d'images, de raccourcis, de toutes les ressources d'un véritable créateur. Passe encore qu'on ne prise guère les violences de Mort à crédit, avec des pages irrésistibles. Mais ceux qui ont lu ce chef-d'œuvre Guignol's band, D'un château l'autre et son dernier feu d'artifice Nord, ne peuvent nier d'être lecteurs d'une œuvre unique et d'un homme exceptionnel. Il y a dans Guignol's band une connaissance d'un Londres disparu sous les bombardements, en même temps qu'une peinture de barbeaux héroïques extraordinaires, (on sait que la fin manuscrite de ce roman a été pillée, déchirée par les vandales qui ont pris Céline pour un collaborateur et son appartement pour un jeu de massacre). Dans D'un château l'autre, les scènes du train, la sortie du Maréchal et cette vision sur les bords de la Seine sont des pages dont peut s'honorer la langue française. Quant à Nord, c'est la réussite la plus parfaite de Céline, de la construction romanesque servie par un lyrisme qui suit une progression et un métier sûr. À chaque livre, je lui écrivais et je sus son exil au Danemark d'où je pus avoir de ses nouvelles. C'est chez un de mes amis qu'il passa les premiers jours de son retour avant son installation à Meudon. Je n'eus pas le courage d'aller le visiter, son affaiblissement, sa cour, ses chiens me rendaient réticent et je m'en repens vainement. Mais il devait me montrer qu'il n'était pas indifférent à mes attentions et qu'il appréciait ma critique en m'adressant la lettre étonnante qu'on va lire et dans quoi il se retrouve tout entier avec son exaltation et sa vive sensibilité.

 

Meudon, le 25 juin 1960

 

Mon cher Doyon,

Avec votre lettre si admirablement probante je vais parfaire mon dossier pour candidature aux deux Nobel à la fois, la Paix et le Roman.

À moi enfin j'aurai la vieillesse enviée, respectée, réparatrice de tant d'années miteuses, tragiques ... Grâce à vous tout va s'arranger... encore peut-être un peu de piston ? établir quelques "listes".

Votre ami, touché

CÉLINE

 

J'avoue avoir été touché et surpris par ces mots. Je n'avais qu'obéi à mon sens critique et toujours admiré cette langue, son lyrisme, cette richesse, ce cachet si personnel d'un grand écrivain, d'un créateur de langue. J'avais toujours mis en garde les imitateurs comme il en foisonne autour des maîtres authentiques. Il connaissait ma sincérité et ma sévérité pour qu'il restât lui-même. Je regrette de n'avoir pas une dernière fois salué le héros de 1914, le voyageur si riche de souvenirs, l'observateur attentif, le cœur pitoyable aux souffrances humaines, le grand Louis-Ferdinand Céline, mais je ne manquerai jamais de lui rendre hommage.

 

René-Louis DOYON

( Les Livrets du Mandarin, octobre 1963 )