D'une édition numérotée à une édition numérique :
pour réinventer les
Entretiens avec le Professeur Y

Mes entretiens, vous le savez, sont brefs.
En dix minutes, j'ai tout dit.
(Lettre à Claude Gallimard, le 26 février 1954

Les méthodes et les concepts se sont précisés, les éditions génétiques se sont multipliées, de nouvelles problématiques sont apparues et le développement des technologies informatiques a fait entrer les études de genèse dans l'ère de l'hypertexte et du multimédia.
" Objets scientifiques ", GENÈSES :
Deuxième congrès international de critique génétique.

 

Avant la publication du quatrième tome des Romans de Louis-Ferdinand Céline en 1993, les critiques avaient cru que les preuves génétiques des Entretiens avec le Professeur Y se trouvaient dans les sept versions manuscrites numérotées et déposées à la Bibliothèque Fales de l'Université de New-York. Ce qu'ils savent maintenant sur l'ordre et le contenu des versions manuscrites de l'ouvrage de Céline est dû principalement aux recherches faites par Henri Godard. Les notes de Godard contenues dans ce volume suggèrent que la forme par laquelle on avait connu les manuscrits (y compris l'édition des Œuvres de Céline préparée en 1967 par Jean A. Ducourneau ainsi que l'analyse que Jean-Pierre Dauphin en a faite en 1968) est erronée. " Ce classement et la numérotation qui en découlait, écrit-il, sont aujourd'hui à revoir en fonction de

connaissances nouvelles et d'une révision des manuscrits ". Selon Godard, les sept versions connues jusqu'en 1993 en cachent deux de plus. Aussi devrait-on intervertir les deux séries du roman que Dauphin et Ducourneau avaient identifiées. Comme nous pouvons le voir par le biais des lettres que Céline a écrites à son éditeur et qui ont été publiées il y a peu, les critiques avaient tort de croire que le délai de cinq mois entre la publication par la Nouvelle Nouvelle Revue Française de la première partie du texte et les parties suivantes était voulu par l'auteur. À titre d'exemple Godard note:

Nous savons désormais [...] que, lorsque le début fut publié en juin, la suite n'était pas encore écrite [....] On aboutit [...] à distinguer deux séries de respectivement quatre et cinq manuscrits, les premiers étant des versions partielles de l'état antérieur (et en même temps du début) du texte; les autres, cinq versions progressivement amplifiées de sa suite. (1357-8)

Cependant les pistes de recherche génétique qu'ouvre la découverte de Godard restent toujours ignorées. Le roman de
Céline mérite d'être analysé de façon plus précise à la lumière du nouvel ordre godardien. Mais les éditions génétiques complètes et imprimées des ouvrages de l'auteur sont coûteuses et peu pratiques. Pourquoi ne pas se servir de nouvelles technologies d'autant plus que Godard insiste dans une de ses études ultérieures des manuscrits céliniens sur la longueur et la quantité de brouillons chez Céline ? Au lieu de se fier toujours aux éditions dinosauresques et volumineuses traditionnelles, on pourrait – voire devrait – tenir compte des maintes alternatives numériques qui se sont multipliées ces derniers temps:

[...] il importe que le travail de transcription, qui ne peut en tout état de cause que s'étendre sur une longue période de temps, tienne compte au fur et à mesure des recherches en cours en matière de traitement par ordinateur des textes variants et veille dans la mesure du possible à pouvoir à un certain point de son déroulement être relayé par ces moyens nouveaux d'analyse et de diffusion. (Manuscrits 28)

Quel format conviendrait le mieux à ce roman autoréférentiel de Céline ? Comment représenter le mieux la suite des " textes critiques " (Lavagnino 112) dont il est construit ? Une édition hypertextuelle des Entretiens avec le Professeur Y exemplifierait-elle de la façon la plus précise et complète connue jusqu'ici toute la gamme de ses textes et leurs rapports ?

ACHÈVEMENT ET MASSACRE


Comme nous le savons maintenant, la raison pour laquelle la parution de l'ouvrage de Céline s'est faite de façon fragmentée est parce que le romancier ne l'avait pas achevé avant d'en faire publier la première partie. Cependant après l'avoir achevé, le reclus injurieux a critiqué la façon par laquelle son éditeur avait voulu le publier. Lorsque Paulhan a suggéré que les dernières parties du texte soient publiées dans la NNRF en forme abrégée, Céline n'a pu retenir sa colère:

J'écris à l'instant à M. Arland que je refuse absolument de retrancher un mot, une virgule, de l'entretien. Qu'on le publie en 3 ou 4 fois puisque c'est " la loi des 20 pages " ou qu'on me le rende mais qu'on n'y touche pas ! [...] rien à chiquer pour les coupures ! Monstrueux outrage ! Raffignolesque puriste traîtreux! [...] Landru proustreux, massacreur de textes ! (Lettres 256)

Une lettre que Céline a envoyée au directeur-adjoint de la NNRF fait preuve de sa colère à l'époque. Comment son éditeur aurait-il pu penser à couper son texte, lui a-t-il demandé. Toujours intransigeant et manifestement opposé à toute coupure, Céline a refusé à plusieurs reprises de voir paraître une suite coupée de son ouvrage :

Je reçois une lettre très étonnante de J.P. où il me propose d'effectuer des " coupures " dans la fin de l'" Entretien "! Diantre ! il

ne saurait en être question ! Qu'on le publie intégralement ou pas du tout ! Je le caserai ailleurs ! Je ne m’oppose pas à ce que vous en veniez à bout en deux ou trois fois, soit Déc. Janv. et Février s'il le faut, si telle est la loi de votre Revue, par 20 pages... mais en supprimer un seul mot : Non !...

Selon le romancier, ceux qui argumentaient qu'il lui manquait suffisamment de place exagéraient. On aurait facilement pu publier le tout :

J.P. devait prévoir tout ceci quand je lui ai donné l'Entretien il y a trois mois!... tous ces Proustiens se liquéfient en bavardages... il se croit dans le midi il doit être au Pôle... (Lettres 257)

Suite à cet échange épistolaire plein d'amertume et portant principalement sur comment publier les dernières parties d'Entretiens avec le Professeur Y, Paulhan et Céline ont pris la décision de ne plus se parler. Mais Paulhan voulait tout de même clarifier les choses. Il a déclaré que si l'écrivain intransigeant avait achevé son manuscrit avant d'en publier la première partie, on aurait plus facilement trouvé la place nécessaire pour le publier intégralement dans la N.N.R.F. Ainsi aurait-on pu éviter les malentendus en question.

Naturellement, j'ai connu pas mal de gens, et dans le nombre quelques muffles. Mais il n'était jamais arrivé encore qu'un écrivain exigeât de Gaston Gallimard, pour me donner la suite d'un article dont la nrf avait publié le début, une avance de cinq cent mille francs – en me menaçant, faute de cette avance, de porter à quelque autre revue le second chapitre. Ce sont là de drôles de façons, c'est un drôle de chantage. Il a réussi, voilà peut-être une excuse. L'effet, en tout cas, a été que Marcel Arland et moi nous sommes trouvés très embarrassés, d'abord pour combler, pendant les mois d'attente, un vide imprévu; ensuite pour ménager dans la revue la place nécessaire à la suite de cet Entretien, d'ailleurs beaucoup plus longue que vous ne nous l'aviez laisséprévoir. Une revue – vous vous en doutez peut-être – se prépare quelque six mois à l'avance. Il ne faut vous en prendre qu'à vous-même des quelques retards dont vous vous plaignez. Laissons cela [....] Qu'y faire? Je m'aperçois que vos lettres en tout cas ont cessé de m'amuser. Veuillez adresser les prochaines, par exemple, à Marcel Arland. Pour moi, je vous salue bien. (Lettres 274-5)

En février et avril 1955, suite à cette cassure entre l'écrivain et son éditeur, les dernières parties du texte ont été publiées. L'ouvrage est paru également en forme de tome dans une édition numérotée au mois de mars de la même année. En 1976 une édition revue et corrigée de l'ouvrage est parue chez Gallimard.

ACHÈVEMENT ET RÉVELATION... ACHÈVEMENT ET RÉFRACTION


Or il est tout à fait compréhensible que Céline ait voulu sauvegarder l'intégralité de son texte. Il existe peu d'écrivains qui accepteraient que soient effectuées des coupures dites purement pratiques sans réagir. Céline s'est longtemps demandé pourquoi son ouvrage avait été coupé ? L'avoir réduit ainsi à " un petit bout de la suite et fin " (Lettres 255) lui semblait d'autant plus injuste vu que les textes volumineux et verbiaux de Proust et Gide par exemple étaient publiés intégralement – y compris leurs " particule[s] de crotte insipide" (Lettres 256). Peut-être pourrait-on mieux comprendre l'intransigeance, voire la détermination de Céline de protéger la cohérence formelle d'Entretiens avec le Professeur Y à la lumière de son thème central qui est la révélation et le dévoilement. Même le titre souligne un certain désir de justifier, d'expliquer, de tout raconter. Dès la première page, où sont décrits les symptômes d'une époque technologique où la communication électronique " éclipse " tout ce qui est imprimé (Furman 69), Céline met en place une opposition (achèvement / inachèvement) qui est soulignée par sa frustration et qui le pousse finalement à écrire. Il met en opposition tout de suite l'apparence et la réalité. Il trie d'ailleurs les demi-mensonges d'une vérité imaginée comme plus complète. Les livres, explique-t-il, ne se vendent plus. Si les choses ne s'améliorent pas, les écrivains périront.

La vérité, là, tout simplement, la librairie souffre d'une très grave crise de mévente. Allez pas croire un seul zéro de tous ces prétendus tirages à 100.000 ! 40.000 !... et même 400 exemplaires !... attrape-gogos! [...] En vérité, on ne vend plus rien... c'est grave !... le Cinéma, la télévision, les articles de ménage, le scooter, l'auto à 2, 4, 6 chevaux, font un tort énorme au livre... tout " vente à tempérament ", vous pensez ! et " les week-ends " !... et ces bonnes vacances bi ! trimensuelles!... et les Croisières Lololulu !... salut, petits budgets !... voyez dettes !... plus un fifrelin disponible !... alors n'est-ce pas, acheter un livre !... une roulotte ? encore !... mais un livre ?... l'objet empruntable entre tous !... un livre est lu, c'est entendu, par au moins vingt... vingt-cinq lecteurs... ah, si le pain ou le jambon, mettons, pouvaient aussi bien régaler, une seule tranche ! vingt... vingt-cinq consommateurs! quelle aubaine !... le miracle de la multiplication des pains vous laisse rêveur, mais le miracle de la multiplication des livres, et par conséquent de la gratuité du travail d'écrivain est un fait bien acquis (Entretiens 7-8).

D'après lui, il ne suffit pas qu'un écrivain achève un manuscrit et le fasse publier. Comme Gaston Gallimard le souligne, la publication ne représente qu'une étape d'un processus bien compliqué, un simple rouage dans la machine d'édition.

J'ai compris illico presto, et d'un ! avant tout ! que " jouer le jeu ", c'était passer à la Radio... toutes affaires cessantes !... d'aller y bafouiller ! tant pis! n'importe quoi !... mais d'y faire bien épeler son nom cent fois ! mille fois!... que vous soyez le " savon grosses bulles "... ou le " rasoir sans lame Gatouillat "... ou " l'écrivain génial Illisy " !... la même sauce ! le même procédé ! et sitôt sorti du micro vous vous faites filmer ! en détail ! filmer votre petite enfance, votre puberté, votre âge mûr, vos moindres avatars... et terminé le film, téléphone !... que tous les journalistes rappliquent !... vous leur expliquez alors pourquoi vous vous êtes fait filmer votre petite enfance, votre puberté, votre âge mûr... qu'ils impriment tout ça, gentiment, puis qu'ils vous rephotographient ! et encore !... et que ça repasse dans cent journaux !... encore !... et encore !... (11-12)

Ayant mis en route l'engin révélateur qui fait avancer son texte, Céline justifie ainsi le débat qu'il entretient avec le Professeur Y fictif (le Colonel Réséda). Cette confrontation servira de base aux révélations qui vont suivre:

" Paulhan, si on s'interviouwait ?... plutôt si vous m'interviouwiez ! ça serait pas mal, un " interviouwe ? " ça arrangerait peut-être Gaston ? il veut que je " joue le jeu " !... c'est pas le " grand jeu " l'interviouwe ? non ? vous faites passer cet interviouwe dans vos " Cahiers antiques antiques " ça leur donne une sorte de petit choc... ça leur fait pas de mal ! " (13)

Paulhan prétend être trop occupé pour l'interviewer. Aussi Céline se voit-il obligé de trouver " un autre baron... un intervieweur qui reste là, qui parte pas en cure ". Celui-ci l'aiderait à se mettre en valeur et à faire de la publicité pour la maison d'édition Gallimard. Ici encore, Céline montre la réalité derrière les apparences: tous ceux qui travaillent chez Gallimard sont beaucoup plus souvent absents que présents. Néanmoins ils se croient plus liés à la réalité que les écrivains tel que Céline sur lesquels ils comptent pour gagner leurs vies. Mais sans ces derniers, l'empire Gallimard s'écroulerait.

Paulhan était plutôt d'avis... il voulait bien... mais il avait tout son temps pris... il était retenu pour des mois ! et puis il repartait pour une cure... c'est toujours la croix, la bannière, pour avoir quelqu'un chez Gaston... ils partent en cure ou ils en reviennent... si ils en reviennent ils ont tellement des lettres en retard qu'ils sont des mois à répondre... dicter, redicter... une fois mis les lettres sous enveloppes, collé les timbres, ils sont à bout, sur le flanc... ils repartent en cure... ils ont vraiment tout le temps pris, tout l'Etat-Major de Gaston... vous comprenez pas... vous posez des questions idiotes... vous qu'êtes oiseux, bon à rien foutre! fainéant d'auteur !... parasite de l'Edition !... vous rêvez, voilà !... vous rêvez !... la réalité vous échappe !... ce qu'était réel, question Paulhan c'est qu'il repartait en croisière... encore !... encore !... (13-4)

Lorsque Céline et Réséda se rejoignent enfin sur le Square des Arts-et-Métiers pour l'entretien qui pourrait éventuellement rompre le silence critique autour des derniers ouvrages de Céline, l'auteur nous montre que son éditeur garde, voire même cache plus de manuscrits qu'il n'en publie. Pour Gallimard il n'y a que le " coffre " (77) qui prime. Céline critique ses contemporains en même temps qu'il les traite de " chromos !... chromos anarchistes !... chromos pompiéristes !... chromos sacrististes !... chromos ! " (25) qui vivent en dehors de toute réalité. Selon lui, ils n'écrivent que pour un public de " débile[s] menta[ux] " (54). À la manière des artistes du Grand Salon de la Médaille d'Or en 1862, ses contemporains ignorent que leur façon d'utiliser les mots semble " ridicule et inutile... péroreuse et vaine " -- surtout vis-à-vis des nouvelles formes d'expression plus accomplies, comme le cinéma. Par rapport à elles, Céline se croit innovateur et génie car il se considère l'inventeur de l'émotion dans la langue écrite:

le langage écrit était à sec, c'est moi qu'ai redonné l'émotion au langage écrit !... comme je vous le dis !... c'est pas qu'un petit turbin je vous jure !... le truc, la magie, que n'importe quel con à présent peut vous émouvoir " en écrit " !... retrouver l'émotion du " parlé " à travers l'écrit ! c'est pas rien !... c'est infime mais c'est quelque chose. (22-3).

Son style, son " métro émotif " (103) est capital. Par le biais des maintes séries de trois points qui lient chaque idée les unes aux autres, il réussit à intégrer de l'émotion dans ses textes. Les autres le critiquent pour n'avoir jamais été capable de terminer ses phrases (" Ah, ses trois points !... Ah ses trois points !... Il sait pas finir ses phrases !... "). Céline les voit plutôt comme un vaste réseau ponctuationnel. Au lieu de n'être qu'une série de phrases séparées par des points, ses textes – grâce à ces séquences de trois points – poussent en avant le lecteur, le transportant même dans un train de mots qui ne s'arrête point :

Mes trois points sont indispensables !... indispensables, bordel Dieu !... je le répète : indispensables à mon métro ! [...] Pour poser mes rails émotifs !... simple comme bonjour !... sur le ballast ? [...] ils tiennent pas tout seuls mes rails !... il me faut des traverses ! [...] Mon métro bourré, si bourré... absolument archicomble... à craquer !... fonce ! il est sur sa voie !... en avant !... il est en plein système nerveux... il fonce en plein système nerveux !... (115-6)

Pour Céline son " métro-tout-nerfs-rails-magiques-à-traverses-trois-points " (116-7) est en fait une découverte beaucoup plus importante que l'atome. Non seulement ne peut-il tout lier mais tout porter: les effets spéciaux qui démodent les ouvrages littéraires des contemporains de Céline et de ceux qui plagient d'habitude, les " postulants goncourteux [qui] se copient tous " (17-8), et que l'écrivain blâme en partie pour le chiffre d'affaires médiocre enregistré dans le domaine de l'édition. En insistant encore pour dire la vérité, il se vante ainsi :

je vous livre la vérité toute pure... profitez de ce que je vous dis !... soyez prévenu: je laisse rien au cinéma ! je lui ai embarqué ses effets !... toute sa rastaquouèrie-mélo !.. tout son simili-sensible !... tous ses effets !... décanté, épuré, tout ça !... à pleins nerfs dans ma rame magique ! concentré !... j'ai enfourné tout !... mon métro à " traverses trois points " emporte tout !... mon métro magique !... délateurs, beautés suspectes, quais brumeux, autos, petits chiens, immeubles tout neufs, chalets romantiques, plagiaires, contradicteurs, tout !... je lui laisse rien !... par charité: deux trois " Grévins "... Hollywood, Joinville, les Champs-Elysées, la rade de New York... tout le carton pâte !... toutes les loques... avec plein de cils et plein de nichons !... par pitié pour les ataxiques... retenez bien!... les scélérosés... qu'ils s'y retrouvent encore !... qu'ils se trouvent pas abandonnés de tout !... j'ai capturé tout l'émotif !... je vous ai expliqué Colonel ?... " Pigalle-Issy " en moins de deux !... même les pires fainéants sont émus !... (117-8)

Céline est convaincu que son style va éventuellement être reconnu comme la plus grande découverte du siècle. Ainsi ses obsèques, pense-t-il, seront nationales et aussi grandes que celles de Hugo. Afin que le talent littéraire de Céline soit promu et reconnu par le Professeur Y, il devrait être au courant de ce qui se cache derrière ses textes révolutionnaires.

Je vous prends un lecteur [...] Le lecteur d'un livre émotif... une de mes œuvres !... en style émotif ! [...] Il est d'abord incommodé un peu [...] il lui semble, il en jurerait, que quelqu'un lui lit dans la tête !... dans sa propre tête ! [...] dans sa propre tête ! pas de bigre ! pas de bougre !... sans lui demander la permission ! (122)

Ainsi le lecteur a bien l'impression que quelqu'un joue avec ses émotions. Une fois plongé dans l'eau, il semble qu'un bâton soit cassé en deux et devrait être rompu pour de bon afin de sembler intact. Céline se voit obligé de façonner ses propres ouvrages littéraires pour anticiper une telle lecture réfractive avant la lettre:

" Vous plongez un bâton dans l'eau ? [...] Il a l'air cassé votre bâton ! tordu ! [...] Cassez-le vous-même, pardi ! avant de le plonger dans l'eau ! cette bonne blague ! tout le secret de l'Impressionisme! [...] Ainsi vous corrigeriez l'effet ! [...] De la réfraction ! il aura l'air droit votre bâton ! vous le casserez d'abord [...] avant de le plonger dans l'eau [...] Vous lui flanquerez une rude entorse ! [...] Ainsi de mon style émotif ! et de mes rails si ouvragés ! profilés " spécial "! (123-4)

Vu que Céline insiste dans Entretiens avec le Professeur Y sur l'achèvement et la divulgation, qu'il sacralise le réseau ponctuationnel des trois points qui entrelacent ses idées, qu'il désire que les émotions du lecteur soient engagées et qu'il a l'impression qu'un lien direct existe entre le texte et le lecteur (" tout le truc de l'Impressionnisme ! le secret de l'Impressionnisme ! "), une édition numérique semble plus fidèle à l'esprit du texte qu'une édition imprimée. La mise en page virtuelle exemplifierait mieux l'évolution de l'ouvrage ainsi que les rapports entre toutes ses versions. De surcroît elle le rendrait plus efficace en facilitant le travail éventuel des lecteurs-collaborateurs actifs.

ACHÈVEMENT À TRAVERS EXTENSION : LANGUE, LIENS ET APPRENTISSAGE

On pourrait publier cet ouvrage in toto et en forme digitale sur la toile mondiale tout en mettant en exergue les maintes possibilités, les combinaisons théoriques des versions différentes et les capacités pratiques de l'hypertexte, toutes énumérées par Tim Machan ("Chaucer's Poetry" 303). Ainsi le public s'intéresserait-il à cet ouvrage protéiforme et comme Entretiens avec le Professeur Y est centré autour de l'art poétique de Céline, construit pour l'afficher, une édition hypertextuelle avec des liens entre les neufs versions que Godard a récemment dévoilées, entre toute une gamme de preuves paléographiques et typographiques permettrait aux critiques de mieux tracer la genèse de la révélation, de mieux explorer la dialectique d'achèvement / inachèvement au cœur même du texte. Une telle édition entraînerait en plus des images numériques de toutes les versions manuscrites et imprimées, des outils pour sélectionner et comparer les versions ainsi que de nouvelles versions du texte (y compris toute reconstruction critique). On ne privilégierait ainsi aucune version du texte. Les lecteurs ne seraient pas obligés de reconstruire une variante de l'ouvrage de Céline à partir de notes critiques qui existent par exemple dans l'édition imprimée de la Pléiade. On aurait moins de difficulté qu'avec les éditions traditionnelles qui ont tendance à transformer la lecture du texte par leur renforcement d'un modèle figé (Landow 69) de ce qui était plutôt changeant a priori. Ainsi republier l'ouvrage de Céline en forme numérique serait-il le réinventer. Et chaque nouvelle lecture mènera à de nouvelles réinventions par de nouveaux lecteurs. Grâce à une telle édition – un véritable réseau de changements où sont remaniés comme réseau de textes tous les rapports, les évidences et les liens qui se rapportent à l'ouvrage –, les lecteurs pourraient éventuellement mieux apprécier, voire expérimenter sa fluidité. Tout de même ils reconnaîtraient leur propre rôle actif dans le métro qui les transporte, qui les englobe, élargissant de cette façon le vaste réseau à la fois textuel et critique. Tout en encourageant les critiques à regarder de plus près l'ouvrage de Céline, on intégrerait dans notre édition numérique d'Entretiens avec le Professeur Y les moyens les plus efficaces pour analyser et transmettre les variantes. Comme le constate Jerome McGann, quand il s'agit d'utiliser des livres et tout autre texte imprimé afin d'étudier des textes imprimés, on risque par les outils utilisés de limiter le nombre possible de résultats. Lorsque nous étudions de près les phénomènes du monde physique, par exemple, il est essentiel de tenir compte du niveau d'analyse. Est-ce expérientiel (direct) ? Ou est-ce mathématique (abstrait) ? demande-t-il. Mc Gann insiste surtout sur les analyses et la transmission textuelles numérotisées:

[...] computerization for the first time releases the logical categories of traditional critical editing to function at more optimal levels [...] To function in a "hyper" mode, an editing project must use computerization as a means to secure freedom from the analytic limits of hard copy text. ("Rationale" 12, 15)

John Lavagnino partage l'idée que notre époque facilite, sinon nécessite dans toute édition hypertextuelle l'intégration d'outils analytiques pour comparer les versions multiples possibles. Il écrit:

[...] given the difficulty of dealing with many versions of a work, with handling the vast body of data that a hypertext edition can include, scholars will need these aids in order to get anywhere at all, and a system that does not include them may fail to attract enough supporters to keep its funding going until they can be incorporated.

Les critiques lisent et étudient les versions intégrales des ouvrages et les rapports qui les unissent. Aussi serait-il essentiel d'en faciliter la lecture et de donner aux critiques des outils utiles pour la sélection, la comparaison, la construction et l'intégration. ("Reading" 115-6) Les outils de sélection permettraient aux critiques d'Entretiens avec le Professeur Y de souligner exactement ce qui les intéresse, à tout moment. Si, par exemple, ils voulaient voir de plus près comment change le rôle de Gallimard à travers la / les variante[s], ils pourraient cataloguer toute version selon leur propre optique et afficher la version qui leur serait la plus utile. Ainsi ils pourraient adopter une nouvelle perspective chaque fois qu'ils consulteraient l'ouvrage. Chaque lecture de Céline aboutirait en fin de compte à une édition réinventée. Entretiens avec le Professeur Y ne serait donc pas représenté en tant qu' " amalgame décentré et incompréhensible de textes quelconques " ou comme " un texte central avec des perturbations périphériques ". On pourrait de ce fait le représenter sous des formes différentes : plus il y aurait de questions formulées sur le texte, plus il y aurait de représentations textuelles. Les critiques bénéficieraient par conséquent d'une version bien plus sophistiquée que celle qui résulte des critères de sélection habituels. Cela permettrait de ne pas se focaliser sur des textes précis. Par ce biais, il leur serait plus facile d'analyser le rapport entre des versions différentes de textes (Lavagnino 117-8).

Les critiques pourraient de surcroît facilement collationner et comparer des textes. Ils ne seraient pas censés auto-sélectionner les différences textuelles à étudier. D'ailleurs, la liste de ces différences ne serait constituée que de variantes que voudraient étudier les critiques. On pourrait prendre n'importe quel texte comme texte de départ et étudier uniquement les aspects du texte auxquels on s'intéresse. Peut-être voudrait-on analyser comment l'usage des trois points par Céline change d'une version d'Entretiens avec le Professeur Y à une autre. Ou bien peut-être les critiques se concentreraient sur l'argot : Céline utilise-t-il plus d'argot au fur et à mesure qu'il écrit à son éditeur des lettres de plus en plus infamantes suite aux délais de publication de la fin de son roman ? De tels outils de comparaison devraient également donner suite à des rapports sur des questions précises (118).

On pourrait aussi créer de nouveaux textes. Comme le constate Lavagnino, dans une édition numérique un texte édité semble moins " définitif ", moins " autoritaire " que l'original. L'édition d'Entretiens avec le Professeur Y que nous proposons intégrerait un texte édité à côté de textes électroniques basés sur des documents originaux. Les lecteurs éventuels pourraient donc facilement se mettre d'accord ou non sur toute décision éditorielle. Ils seraient plus impliqués dans les actes de lecture et d'édition ou de reconstruction de textes édités. (119-20)
Or récemment, les éditions critiques n'avaient aucun lien direct avec d'autres études littéraires. Tout en questionnant la valeur de ces " monuments isolés ", Lavagnino demande que les outils d'intégration soient également insérés dans les éditions numériques telle que celle que nous proposons ici :

Hypertext editions won't excite any great interest in the scholarly world, if they don't motivate an interest in multiple versions of works, if they don't work to persuade a broader audience of the importance of this perspective, and if they don't provide analytical tools that will help people who aren't predisposed to see them in this way – because it's a problem that just doesn't matter very much at present to most students of literature. (121)

Il va de soi que si Entretiens avec le Professeur Y de Céline ne correspond en vérité pas du tout à l'ouvrage tel qu'il a été publié jusqu'à présent, il faudrait ajouter dans notre nouvelle édition des outils d'intégration. Ceux-ci permettraient au lecteur de mieux apprécier le fait que dans les lettres qu'il a écrites à Paulhan, Céline insiste tellement sur la présentation et la publication intégrale de son texte. Le lecteur pourrait d'ailleurs juger plus facilement le statut des textes de Céline vis-à-vis de ceux des auteurs qu'il méprisait à cause de leur verbosité comme Proust et Gide. En plus de faciliter la lecture et la compréhension du texte, de reconnaître les tâches nécessaires de sélection, de comparaison, de construction et d'intégration qui seraient plus adaptées à notre époque, il faudrait vérifier, comme nous le rappelle McGann, que toute décision portant sur l'appareil est prise au " futur antérieur ". Aussi devrait-on concevoir l'édition selon nos besoins les plus grands et les plus ambitieux (au lieu de l'imaginer selon les possibilités techniques actuelles ou immédiates). On y intégrerait par conséquent tout développement et toute amélioration technique afin que les changements de logiciel ou de matériel n'aient pas d'incidence sur l'édition actuelle. Enfin, les données seraient sauvegardées sous forme de texte électronique et d'images numériques, et dans la forme la plus complète possible ("Rationale" 16).

 

***

Godard décrit ainsi ses recherches sur les romans de Céline dans l'édition la plus prestigieuse:

L'édition des Romans dans la " Bibliothèque de la Pléiade " a été l'occasion de faire progresser le travail préliminaire de localisation, d'identification et de classement des manuscrits. Elle a aussi permis de tirer de premières conclusions touchant le processus de la constitution du texte chez Céline. Pour ce qui est de la reproduction de ces textes de genèse, obligé par les normes de la collection à faire un choix entre eux, je me suis fixé deux buts: d'une part donner le plus grand nombre possible de textes ou de passages de texte qui diffèrent par leur contenu du texte définitif; d'autre part, en ce qui concerne les variantes qui sont plutôt des variantes d'écriture, représenter celles qui me paraissaient le plus significatives, et donner une idée de leur récurrence. Au-delà s'offre à la recherche un vaste chantier que l'on imagine ouvert pour des années et plus probablement des décennies [....]

(" Manuscrits " 32)

Étant donné que sont rassemblés dans l'édition numérique que nous proposons des Entretiens avec le Professeur Y les textes et les outils les plus vastes et les plus complets, les critiques éventuels pourraient d'un côté ouvrir de nouvelles pistes de recherches rendues possibles par le nouvel ordre des manuscrits que propose Godard. D'un autre côté, ils pourraient découvrir eux-mêmes de nouvelles avenues de recherches qui seraient facilitées par de nouvelles possibilités de découverte. En intégrant cet ouvrage auto-référentiel dans le réseau de textes d'où il prend et prendra toujours forme, les entretiens autour desquels Céline l'a créé dans la capitale française des années 50 feraient partie d'un dialogue intégral plus étoffé. Comme le constate Landow, la dissolution de la centralité qui donne à l'hypertexte de riches possibilités démocratiques le rendent aussi exemplaire : "a model of a society of conversations in which no one conversation, no one discipline or ideology, dominates or founds the others." Mieux que tout autre, publié en forme hypertextuelle, Entretiens avec le Professeur Y actualiserait de la façon la plus complète la " philosophie édifiante " (83, 89) tout en perpétuant, compliquant, enrichissant pour toujours les entretiens. Le dialogue mérite d'être relu, redécouvert, réinventé, voire entretenu pour toujours.

Brian Gordon KENNELLY

 

OUVRAGES CITÉS

Céline, Louis-Ferdinand. Entretiens avec le Professeur Y. Paris: Gallimard, 1976.

_____. Lettres à la N.R.F. (1931-1961). Éd. Pascal Fouché. Paris: Gallimard, 1991.

_______. Œuvres. Tome III. Éd. Jean A. Ducourneau. Paris: Balland, 1967.

_______. Romans. Tome IV. Éd. Henri Godard. Paris: Gallimard, 1993.

Dauphin, Jean-Pierre. " Édition des cinq premiers manuscrits d'Entretiens avec le Professeur Y ". Mémoire de maîtrise. Université de Paris, mai 1968.

Furman, Nelly. "French Studies: Back to the Future." Profession 98. New York: Modern Language Association, 1998. 68-80.

Godard, Henri. Les Manuscrits de Céline et leurs leçons. Tusson (Charente): Du Lérot, 1988.

Landow, George P. Hypertext 2.0 : The Convergence of Contemporary Critical Theory and Technology. Baltimore: The Johns Hopkins University Press, 1997.

Lavagnino, John. "Reading, Scholarship, and Hypertext Editions." Text: Transactions of the Society for Textual Scholarship 8 (1995): 109-24.

Machan, Tim William. "Chaucer's Poetry, Versioning, and Hypertext." Philological Quarterly 73.3 (1994): 299-316.

McGann, Jerome. "The Rationale of HyperText." Text: An Interdisciplinary Annual of Textual Studies 9 (1996): 11-32.

" Objectifs scientifiques ". Program. GENÈSES: Deuxième congrès international de critique génétique. 9-12 september 1998. Organisé par l'Institut des Textes et Manuscrits modernes (ITEM-CNRS). 4-5.

Sur Internet

L’auteur de cet article, Brian Gordon Kennelly, est professeur de littérature française à l’Université Webster (Saint- Louis, Missouri). Il est le concepteur d’un intéressant site sur Internet qui fait une large place à ses travaux sur Entretiens avec le Professeur Y. L’adresse du site est : http:/www.webster.edu/~kennelbr. Souhaitant concrétiser son projet d’édition numérique, il a contacté les éditions Gallimard qui lui ont adressé cette invariable réponse :

" Nous avons bien reçu votre demande d'autorisation concernant votre projet de réaliser une édition numérique / hypertextuelle des Entretiens avec le Professeur Y de L.-F. Céline. Nous sommes désolés de vous faire part du refus catégorique des Éditions Gallimard. Notre maison ne tient pas en effet à voir édités, sous forme électronique [sic], des textes intégraux dont elle assure la publication. Votre projet hypertextuel porte par ailleurs en soi, des risques d'atteinte substantielle à l'œuvre et à son respect. Nous vous demandons donc de renoncer à ce projet, tel que vous nous l'avez décrit dans votre E-Mail, sans quoi nous nous réservons la possibilité d'exercer toute voie de droit pour interdire ce trouble illicite et constitutif d’une contrefaçon. "