Marcel Aymé ou l'inconscience du courage

 

C'est sans doute Marcel Aymé qui fut l’ami le plus fidèle de Céline. La vérité oblige à dire que cette amitié ne fut pas toujours bien récompensée. Mais Céline savait qu'il pouvait compter sur Marcel Aymé dont il admirait, par ailleurs, le talent. Et la réciproque était vraie. Il faut relire l’excellent texte, "Sur une légende", que l'auteur d'Uranus donna aux Cahiers de l'Herne. Tout est dit dès l'introduction : "Il s'est créé autour de la personne de Céline une mauvaise légende dont il est en partie responsable, n'ayant rien fait pour la détruire et s'étant même plu à l'entretenir. C'est celle d'un homme violent, hargneux, implacable dans ses haines comme dans ses antipathies, avide d'argent, ennemi de son pays, celle aussi d'un démolisseur anarchisant et d'un pessimiste se délectant de l'être." Et Marcel Aymé, magistral, d'ajouter : "Bien que les apparences plaident parfois pour elle, une pareille légende est aussi éloignée que possible de la vérité".

Willy de Spens, qui l'a bien connu, évoque ici ce grand personnage que fut Marcel Aymé.

 

C'est dans le bureau de Roger Nimier que j'ai, pour la première fois, rencontré Marcel Aymé. Blondin se trouvait là, lui aussi. Je me souviens que je donnai sans trop y croire (la tenant d'André Fraigneau) une précision concernant le décès de Mme de Portes. L'auto roulait vers Bordeaux emportant, dans le flot de la déroute, Paul Reynaud, son égérie et un lingot d'or au-dessus de leurs têtes. Sur un coup de frein brusque, le lingot tomba du filet et blessa mortellement Mme de Portes à la tête. Comme Marcel Aymé s'étonnait que Paul Reynaud fût sorti indemne de l'accident, je précisai que seule sa voisine avait subi, le choc qui l'avait, lui, épargné. Alors Blondin hocha la tête et déclara d'un air fataliste : "Le fric tombe toujours à côté."

Quelques Instants plus tard, attablés au Pont-Royal, nous prenions l'apéritif. Nimier taquinait Marcel Aymé. " Il va y avoir de magnifiques promotions dans la Légion d'honneur : Lacretelle, Gaxotte, Montherlant et toi, à ton âge, n'as-tu pas honte de n'avoir encore rien à la boutonnière ? " Marcel Aymé riait et je lui rappelai le refus qu'il avait opposé à Vincent Auriol croyant opportun de le proposer pour le ruban de la Légion d'honneur. Après avoir énuméré les raisons qu'il avait de mépriser Auriol, Marcel Aymé concluait : " Quant à la Légion d'honneur, vous pouvez vous la carrer dans le train.". Se souvenant de cette insolence, il déclara avec une candeur de paysan jurassien : " Je ne me rendais pas compte que c'était. là une offense au chef de l'État qui aurait pu me valoir des poursuites judiciaires." Il avait l'inconscience du courage comme d'autres celle de la pusillanimité.

Cette vertu est assez rare, Marcel Aymé le savait ; aussi admirait-il en Roger Nimier un garçon qui la pratiquait jusqu'à la provocation. Au temps où pleuvaient les offenses au chef de l'État, Marcel osa appeler De Gaulle "un général vaincu qui, au soir d'une défaite, emporte la patrie à la semelle de ses souliers". Ce goût de la témérité chevaleresque se dissimulait sous les apparences d'un grand garçon au visage sérieux et timide qu'on eût volontiers pris pour un rond-de cuir ou un calicot. Passé de la société des paysans à celle des petites gens de la Butte Montmartre, il avait gardé le goût du naturel, de la vérité sans apprêt. Il savait voir les autres aussi, ceux des bars élégants, des salons, des studios de cinéma et pas du tout à la manière du Huron éberlué, mais comme il les découvrait et comme eux ne se voyaient pas.

Le courage et le don de l'observation ne suffisent pas pour faire de la bonne littérature. Sans le talent (cette perle rare, selon Chardonne), ces qualités ne servent guère l'écrivain. Or, Marcel Aymé avait le bonheur d'expression sur la plume. Le style d'un conteur ne doit pas se remarquer, affirment certains. Un contradicteur rétorque : "Soit, mais la platitude se remarque." Convenons toutefois que cette platitude n'est perçue que par un petit nombre de lecteurs. Ainsi s'expliquent le succès de Clochermerle et celui de Marcel Pagnol.

Comme le propre d'un véritable grand écrivain est de ne pas se prendre pour un grand écrivain, Marcel Aymé se considérait seulement comme un artisan de la plume. Ayant dû, pour raison de santé, renoncer à la préparation de l'École centrale, il entreprit d'écrire un roman dont il envoya le manuscrit aux Éditions Gallimard qui le publièrent. Ce qui l'autorisait à dire qu'il n'était pas un véritable écrivain, puisque, ses études d'ingénieur menées à terme, il n'eût jamais songé à écrire. Quel camouflet pour les plumitifs qui affectent de n'avoir le choix qu'entre les deux attraits vertigineux de la page blanche et du suicide !

Il aurait volontiers reconnu qu'il travaillait avec la modestie d'un ébéniste, appliqué et ponctuel, écrivant un roman par an ou à peu près, mais nullement à la manière d'un Pierre Benoît, ce bureaucrate des lettres pressé de bâcler sa tâche pour s'offrir des vacances. Quand il posait la plume c'était pour rejoindre ses compagnons de la Butte ou, sur la rive gauche, quelques jeunes amis qu'il traitait en copains.

Dans sa jeunesse, entre les deux guerres, son cœur battait plus volontiers à gauche, il collaborait à Marianne et non à Gringoire, il fut l'un des coauteurs du spectacle populaire qui fut donné à l'Alhambra, le 14 juillet 1936. Mais, pendant l'occupation, c'est Je suis partout qui publiait ses nouvelles, dont une grande partie des Contes du chat perché, et il figura sur la " liste noire " des écrivains interdits pour cause de collaboration. Il fut naturellement à droite après la Libération ; il n'était à l'aise que là où la place n'était pas trop encombrée. Sa force résidait dans le désintéressement : il n'avait pas de grands besoins d'argent, vivant modestement non loin de la place du Tertre, passant les vacances à la campagne, puis à Arcachon. Ayant fait jouer quelques pièces de théâtre, il fut, plus tard, mêlé au monde des tréteaux, mais sans trop se fourvoyer dans le commerce des cabotins, car il négligeait les répétitions. Ami fidèle : on le vit lors de la mort de Céline, et quelques mois plus tard, de Roger Nimier. À la veuve de Céline, il laissa un viatique qui lui permit de parer aux premières difficultés. Le décès de Nimier fut salué par un article assez abject de Robert Kanters. Le conteur à la plume allègre sut alors trouver le ton du polémiste, cinglant et méprisant, pour plonger le folliculaire dans son encrier. Les ennemis de Marcel Aymé ("Si son œuvre est apolitique, son profit ne l'est pas", me disait Arland), qui le traitaient de faux Buster Keaton et de Poujade triste des lettres, découvrirent alors l'homme de courage plus connu de ses familiers que de ses lecteurs. Nullement xénophobe (voir la nouvelle Rue de l'Évangile) il n'en savait pas moins, il y a déjà cinquante ans, que le nom de Dupont deviendrait de plus en plus difficile à porter et, depuis la Libération, que tout riche, pour se faire pardonner son opulence, doit se proclamer révolutionnaire. Ce placide n'était qu'apparemment indifférent, au rebours de tant d'indomptables au stylo chargé à blanc. Mais il savait se garder des illusions. Quelques jours après, comme je lui parlais de sa réponse au factum de Kanters, il me répondit : " Elle était, au fond, bien inutile." Fausse modestie, pourrait-on croire. Je pense plutôt que Marcel Aymé considérait que tout était devenu inutile dans un pays qui agonise. Quand lui-même mourut, il ne courut qu'un faible frémissement dans le monde de l'imprimé. Les fausses gloires se vengeaient du grand talent qui les humiliait de toute sa modestie.

 

Willy de SPENS

(Écrits de Paris, janvier 1988)