Céline et son art
1957-1961

 

    " Parler d'un livre, c'est toujours l'impuissance... "
    " Je suis un styliste, si je peux dire, un maniaque du style, c'est-à-dire que je m'amuse à faire des petites choses. On demande énormément à un homme, or il ne peut pas beaucoup. La grosse illusion du monde moderne, c'est de demander à l'homme d'être à chaque fois un Lavoisier ou un Pasteur, de tout faire basculer d'un coup. Il ne peut pas ! "
    " L'histoire, mon Dieu, elle est très accessoire. C'est le style qui est intéressant. Les peintres se sont débarassés du sujet, une cruche, ou un pot, ou une pomme, ou n'importe quoi, c'est la façon de le rendre qui compte. La vie a voulu que je me place dans des circonstances, dans des situations délicates. Alors j'ai tenté de les rendre de la façon la plus amusante possible, j'ai dû me faire mémorialiste, pour ne pas embêter si possible le lecteur. Et ceci dans un ton que j'ai cru différent des autres, puisque je ne peux pas faire tout à fait comme les autres. "
    " Dans le Voyage, je fais encore certains sacrifices à la littérature, la "bonne littérature". On trouve encore de la phrase bien filée... A mon sens, au point de vue technique, c'est un peu attardé. "

Interview avec Madeleine Chapsal, L'Express, 1957.

 

    " Je représente quelque chose, moi, le génie français, gloire littéraire, patrimoine spirituel de la France et le reste... invention, j'ai inventé un style, ça vaut bien cent mille par mois... et je pourrais me passer de Gallimard, prendre ma retraite... j'ai tout de même soixante-trois ans. Je la mérite bien la rente, la rente et le prix Nobel... L'invention du style émotif parlé, comme le chas de l'aiguille, je l'ai dit, ça vaut le Nobel, je veux... Surtout quand on voit ceux qui l'ont eu, qui le méritaient pas, qui avaient rien inventé : Gidouille la crotte... Mauriac qui pète de fric... Hemingway et son vieux naturalisme éculé chromo... "

Interview avec Jean Callandreau, Artaban, 1957.

 

    " Il est difficile de changer de style, c'est même impossible. Les peintres paraît-il changent de style, mais enfin... les écrivains aussi... moi je ne crois pas que ça me soit arrivé. L'affaire du style, si j'ose dire, m'intéresse plus spécialement, parce que je suis un styliste. J'ai cette faiblesse, et je crois que c'est une faiblesse peu répandue, mais il faut dire que c'est ce qu'il y a de plus difficile, le style. Envoyer des messages ou des pensées profondes, je n'ai qu'à ouvrir un ouvrage spécialisé, j'en ai plein, je n'ai qu'à regarder dans la médecine, j'en ai plein, je vais facilement briller, étinceler, n'est-ce pas... Non. Je suis un coloriste de certains faits. Je me suis trouvé en des circonstances où par hasard la matière à décrire était intéressante. Proust s'occupait des gens du monde, je me suis occupé des gens qui venaient à ma vue et à mon observation. J'ai décrit des petites histoires, avec un style qui, paraît-il, est le mien. "
    " Pour dire la vérité, 400 pages imprimées font 80000 pages à la main. Le lecteur n'est pas forcé de le savoir. Il ne doit même pas le savoir. C'est l'affaire de l'auteur à effacer le travail. Vous mettez le lecteur dans un paquebot. Tout doit être délicieux. Ce qui se passe dans les soutes, ça ne le regarde pas. Il doit jouir des payasages, de la mer, du cocktail, de la valse, de la fraîcheur des vents. Tout ce qui est mécanique, ou servitude, ou service, ne le regarde pas du tout. "

Interview avec Louis-Albert Zbinden, Radio-Lausanne, 1957.

 

    " C'est dégoûtant d'écrire sur soi-même, moi, moi, moi ; et se faire sympathique ce serait plus dégoûtant encore, il vaut mieux se présenter au public sous un jour ignoble. Il faut que le caractère soit plus vrai que lui-même."

Interview avec Olga Obry, Le Phare-Dimanche, 1957.

 

" Dans les Ecritures, il est écrit : "Au commencement était le Verbe." Non ! Au commencement était l'émotion. Le Verbe est venu ensuite pour remplacer l'émotion, comme le trot remplace le galop, alors que la loi naturelle du cheval est le galop ; on lui fait avoir le trot. On a sorti l'homme de la poésie émotive pour le faire entrer dans la dialectique, c'est-à-dire le bafouillage, n'est-ce pas ? "
    " Si vous prenez un bâton et si vous voulez le faire paraître droit dans l'eau, vous allez le courber d'abord, parce que la réfraction fait que si je mets ma canne dans l'eau, elle a l'air d'être cassée. Il faut la casser avant de la plonger dans l'eau. C'est un vrai travail. C'est le travail du styliste. "
    " Souvent les gens viennent me voir et me disent : "Vous avez l'air d'écrire facilement." Mais non ! Je n'écris pas facilement ! Qu'avec beaucoup de peine ! Et ça m'assomme d'écrire, en plus. Il faut que ça soit fait très très finement, très délicatement. Ça fait du 80000 pages pour arriver à faire 800 pages de manuscrit, où le travail est effacé. On ne le voit pas. Le lecteur n'est pas supposé voir le travail. "

Louis-Ferdinand Céline vous parle, 1957.

 

    " J'ai cessé d'être écrivain, n'est-ce pas, pour devenir un chroniqueur. Alors j'ai mis ma peau sur la table, parce que, n'oubliez pas une chose, c'est que la grande inspiratrice, c'est la mort. Si vous ne mettez pas votre peau sur la table, vous n'avez rien. Il faut payer ! "

Interview avec Louis Pauwels et André Brissaud, Radio-Télévision Française, 1959.

 

    " J'ai eu dans ma vie le même vice que Rabelais. J'ai passé moi aussi mon temps à me mettre dans des situations désespérées. Comme lui, je n'ai donc rien à attendre des autres. Comme lui, je ne regrette rien. "

Propos sur Rabelais recueillis par Le Meilleur Livre du mois, 1959.

 

    " Le public, je l'emmerde ! J'écris par nécessité matérielle, pas pour autre chose ! Voyez-vous, le style, c'est une affaire qui ne pardonne pas ! Moi, on me hait ! "

Interview avec Jacques Izoard, Lettres, 1959.

 

    " Les jouisseurs n'ont pas besoin d'écrire. Poser une semblable question à un écrivain ! On écrit parce qu'on est malheureux. Votre monde dévore tout le reste. Vous êtes seul. Et soutenu par le style. Les poètes n'ont pas de vie intérieure. Les écrivains sont en général des bafouilleurs. "

Réponse à une enquête de Tel Quel, "Pensez-vous avoir un don d'écrivain ?", 1960.

 

    " - Moi j'ai fait passer le langage parlé à travers l'écrit. D'un seul coup.
    - Ce passage est ce que vous appelez votre "petite musique", n'est-ce pas ?
    - Je l'appelle "petite musique" parce que je suis modeste, mais c'est une transposition très dure à faire, c'est du travail. Ça n'a l'air de rien comme ça, mais c'est calé. Pour faire un roman comme les miens, il faut écrire 80000 pages à la main pour en tirer 800. Les gens disent en parlant de moi : "Il a l'éloquence naturelle... il écrit comme il parle... c'est les mots de tous les jours... ils sont presque en ordre... on les reconnaît." Seulement voilà ! c'est "transposé". C'est juste pas le mot qu'on attendait, pas la situation qu'on attendait. C'est transposé dans le domaine de la rêverie entre le vrai et le pas vrai, et le mot ainsi employé devient en même temps plus intime et plus exact que le mot tel qu'on l'emploie habituellement. On se fait son style. Il faut bien. Le métier c'est facile, ça s'apprend. Les outils tout faits ne tiennent pas dans les bonnes mains. Le style c'est pareil. Ça sert seulement à sortir de soi ce qu'on a envie de montrer. "

Interview avec Claude Sarraute, Le Monde, juin 1960.

 

    " Tout un livre sur la manière dont une fille embrasse, les différentes façon qu'elle a d'embrasser et ce que cela signifie... est-ce que c'est écrire ? Ça n'est pas écrire, ça n'est rien, du gâchis. Je n'ai jamais mis ça dans mes livres, mes livres sont du style, rien d'autre, juste du style. C'est la seule chose qu'il faut chercher en écrivant. Qui sait combien ont essayé de copier mon style... mais ils ne peuvent pas. Ils ne peuvent pas tenir pendant quatre cents pages, essayer, ils ne peuvent pas... c'est tout ce que j'ai, le style, rien d'autre. Il n'y a pas de messages dans mes livres, c'est l'affaire de l'Église. "

Interview avec Robert Stromberg, Evergreen Review, été 1960.

 

    " Le truc, c'est que moi je fais le boulot pour les lecteurs, vous comprenez... En somme, le bonhomme, quand il lit un livre, il est forcé de faire un effort de représentation. Moi, je le fais pour lui, l'effort. Je lui raconte. Je fais passer le langage écrit à travers le langage parlé. Il se produit alors un peu ce qui s'est produit pour les impressionnistes. Avant on ne voyait jamais, par exemple, la fleur, l'écrevisse ou la jolie femme sur l'herbe. On montrait un magnifique bouquet de fleurs, des scènes de chasse, de naufrage, mais tout ça en jour d'atelier. Alors il fallait faire un effort, pas un effort gros, mais tout de même un petit effort pour sentir la bataille ou sentir le naufrage. Tandis qu'avec les impressionnistes, là, avec Manet, Monet et la suite, là on les a vues sur l'herbe les écrevisses et les jolies femmes avec Le Déjeuner sur l'herbe et le Bonheur à Bougival. "

Propos recueillis par Léon Darcyl, Paris-Match, 1960.

 

    " - Est-ce que dans vos romans l'amour tient une grande place ?
    - Aucune. Il ne doit pas en tenir. Il faut avoir de la pudeur quand on est romancier : article 2 ! "

Interview avec André Parinaud, Arts, 1960.

 

 

    " Pourquoi j'écris ? Je vais vous le dire : pour rendre les autres illisibles... "

Interview avec Pierre Audinet, Les nouvelles littéraires, 1960.

 

    " Écrire ?... Qu'est-ce que ça veut dire ?... ça m'horripile !... C'est bien écrit... il écrit bien, elle écrit bien... Regardez comme c'est filé, comme c'est charmant !... Je ne peux pas supporter ça... Ils font des phrases, c'est facile... La création, la vraie, ça demande une grosse concentration intellectuelle, anormale, pas naturelle... J'en parle en médecin... C'est presque un suicide... "

    Interview avec Claude Bonnefoy, Arts, 1961.

 

    " C'est un peu comme l'architecture... Il faut bâtir une maison, la porte, les fenêtres, les marches, les escaliers... Puis vous entrez dans la maison et vous tâtez... Là, le plancher gondole, là vous n'êtes pas à l'aise... Vous redressez à petits coups, puis vous ressortez... Et ça, ce travail qui fait que votre maison ce n'est pas tout à fait ça, c'est un petit peu autre chose, c'est le style... Mais il n'y en a pas un sur un millier, un sur un million, c'est très dur, styliste... "

Interview avec Stéphane Jourat, La Meuse, 1961.