Céline et son art
1932-1957

 

    " Qu'importe mon livre ? [Voyage au bout de la nuit] Ce n'est pas de la littérature. Alors ? C'est de la vie, la vie telle qu'elle se présente. La misère humaine me bouleverse, qu'elle soit physique ou morale. Elle a toujours existé, d'accord ; mais dans le temps on l'offrait à un dieu, n'importe lequel. Aujourd'hui, dans le monde, il y a des millions de miséreux, et leur détresse ne va plus nulle part. Notre époque, d'ailleurs, est une époque de misère sans art, c'est pitoyable. L'homme est nu, dépouillé de tout, même de sa foi en lui. C'est ça, mon livre. [...] J'ai écrit comme je parle. Cette langue est mon instrument. Vous n'empêcheriez pas un grand musicien de jouer du cornet à piston. Eh bien ! je joue du cornet à piston. Et puis je suis du peuple, du vrai... "

Interview avec Pierre-Jean Launay, Paris-Soir, 10 novembre 1932.

 

    " Ce qui m'intéresse par dessus-tout, c'est d'écrire, de dire ce que j'ai à dire, avec passion ; je ne pourrais pas le faire autrement. J'ai mis des années à rédiger Voyage au bout de la nuit. Il me faudra peut-être cinq ans pour écrire le livre que j'ai commencé. Je veux qu'il soit comme une cathédrale gothique. On y verra des bons et des méchants, des assassins et des maçons, pêle-mêle tout d'abord, et puis tout s'ordonnera, si j'en ai la force, comme dans une cathédrale.
    Il faut longtemps pour penser un livre et pour l'écrire. Tenez, Voyage au bout de la nuit a d'abord été une pièce de théâtre. Ça s'appelait L'Eglise. Jouvet et Dullin l'ont eu entre les mains. Ça ne devait pas être jouable. Le roman ? Eh bien, voilà, il y a eu cinquante mille pages, dans lesquelles j'ai rogné et taillé ; il a été dactylographié douze fois. Mon style ? Lorsque je l'abaisse à la familiarité et à la grossièreté, c'est parce que je le veux ainsi."

Interview avec Paul Vialar, Les Annales politiques et littéraires, n°2421, 9 décembre 1932.

 

    " J'ai besoin, moi, de cette atmosphère pour travailler... Elles sont près de moi ces banlieues, je les comprends, je les sens. Je dirai même qu'elles m'exaltent, ces mornes banlieues suburbaines."

Interview avec Georges Altman, Monde, n°236, 10 décembre 1932.

 

    " J'ai inventé une langue antibourgeoise qui rentrait ainsi dans mon dessein. Et aussi parce qu'il y a des sentiments que je n'aurais pas trouvés sans elle. "
    " Ce que je peux faire facilement, c'est la chevalerie, le roman d'apparition avec des rois, des spectres... Mais impossible pour moi de tracer l'épure d'un roman... Il faut que je sente une résonance, que je travaille dans le nerf, que j'aie le bon contact."

Propos recueillis par Robert de Saint-Jean, La Revue Hebdomadaire, 1933.

 

    " Je crois que je ne dois rien à aucun écrivain. Ce qui m'a influencé, c'est le cinéma. Ah ! ça, le cinéma, je le connais. Le music-hall aussi et puis les journaux, les journaux illustrés principalement. Au fond, mon livre, c'est, en bien des endroits, une sorte de reportage comme on en trouve dans les magazines.
    Et même, est-ce bien du reportage ? Les souvenirs des choses que j'ai vues dans ma vie ne comptent pas tant que cela. Ce ne sont que des points de départ, des prétextes qui me fournissent l'occasion de noter mes rêves. Car si la littérature a une excuse (je crois bien d'ailleurs que nous arrivons à la fin de la littérature ; mais après tout, peut-être ai-je tort de vous dire cela ; quand on a eu quelque succès dans un genre, on est toujours tenté de croire que ce genre-là va disparaître parce qu'on voudrait se persuader qu'on a été un des seuls à y réussir) ; si la littérature donc a une excuse, c'est de raconter nos délires. Le délire, il n'y a que cela et notre grand maître actuellement à tous, c'est Freud. Peut-être, si vous tenez absolument à me trouver d'autres influences plus littéraires, peut-être que vous pourriez indiquer les livres de Barbusse. "

Interview avec Charles Chassé, La Dépêche de Brest et de l'Ouest, n°18187, 11 octobre 1933.

 

    " Si vous demandiez pourquoi les hommes, tous les hommes, de leur naissance jusqu'à leur mort ont la manie, ivrognes ou pas, de créer, de raconter des histoires, je comprendrais votre question. Il faudrait alors (comme à toute véritable question) plusieurs années pour y répondre. Mais Ecrivain !!! biologiquement ça n'a pas de sens. C'est une obscénité romantique dont l'explication ne peut être que superficielle. "

Réponse à une enquête de Commune, "Pour qui écrivez-vous ?", n°5-6, janvier/février 1934.

 

    " Je ne peux pas lire un roman en langage classique. Ce sont là des projets de roman. Ce ne sont jamais des romans. Tout le travail reste à faire... Leur langue est impossible. Elle est morte.
    Pourquoi je fais tant d'emprunts à la langue, au "jargon", à la syntaxe argotique, pourquoi je la forme moi-même si tel est mon besoin de l'instant ? Parce que vous l'avez dit, elle meurt vite, cette langue, donc elle a vécu, elle vit tant que je l'emploie.
    Une langue c'est comme le reste, ça meurt tout le temps. Ça doit mourir. Il faut s'y résigner. La langue des romans habituels est morte, syntaxe morte, tout mort. Les miens mourront aussi, bientôt sans doute. Mais ils auront eu la petite supériorité sur tant d'autres, ils auront pendant un an, un mois, un jour, vécu.
    Tout est là. Le reste n'est que grossière, imbécile, gâteuse vantardise. Dans toute cette recherche d'un français absolu, il existe une niaise prétention, insupportable, à l'éternité d'une forme d'écrire."

Lettre à André Rousseaux, Le Figaro, n°151, 30 mai 1936.

 

    " Je ne suis pas pour la périphrase. Je ne m'appelle pas Boylesve. Je ne me déciderai jamais à écrire que mes bougres s'étreignaient passionnément en se donnant des baisers fous... Voilà quatre ans que je travaille tous les jours à ce bouquin [Mort à crédit], à m'en faire maigrir de douze kilos. Je n'y changerai pas une virgule. "

Le Nouveau Cri, n°115, 28 mars 1936.

 

    " Il faut un style pour écrire. Après on peut causer de la pluie et du beau temps, de l'amour ou de la haine ; le style est là qui sauve tout. Les histoires ! il n'y a qu'à se baisser pour en ramasser, à jeter un coup d'oeil dans la rue... Mais écrire ! Communiquer sa fièvre, sa trouille, sa faim, son amour, sa rage... Minute ! Il faut d'abord ressentir tout ça, puis se trouver, se comprendre, travailler sur sa petite personne. C'est long. Ça ne paye pas. Il vaut mieux inventer. "
    " [...] Il y a un beau cri à pousser et que j'ai déjà dans la gorge. Mon art va maintenant consister à écrire pour que tous les cris de cette sorte tiennent le coup, quoi qu'il arrive, pendant au moins un ou deux siècles. "

Interview avec André Parinaud, La Parisienne, janvier 1953.

 

    " Je ne suis pas un écrivain. Je suis tout ce qu'on voudra excepté un écrivain. Je n'ai pas la prétention d'apporter un message. Non, non et NON. Je vous assure que je ne suis pas dans le coup, dans aucun coup. Je n'ai eu aucune influence sur la génération de la "Drôle de guerre"... J'ai inventé un style, c'est tout ce qu'on peut me reprocher... Je suis un technicien, un styliste, un point c'est tout...
    Au diable mes livres et mes tirage. Il m'est arrivé d'écrire ce qui me passait par la tête, mais je ne veux être qu'un simple médecin de banlieue. "

Propos recueillis par Madeleine Léger, Semaine du monde, n°89, 23 juillet 1954.

 

    " Dites-leur donc à vos lecteurs que je ne suis pas un écrivain, vous savez un de ceux qui esbrouffent la jeunesse, qui regorgent d'idées, qui synthétisent, qui ont des idéâs ! Je suis qu'un petit inventeur, un petit inventeur, parfaitement ! et que d'un petit truc, juste d'un petit truc... J'envoie pas de messages au monde, moi, non ! je me saoule pas de mots, ni de porto, ni des flatteries de la jeunesse !... Je cogite pas pour la planète !... Je suis qu'un petit inventeur, et que d'un tout petit truc qui passera pardis ! comme le reste ! comme le bouton de col à bascule ! [...] J'ai inventé l'émotion dans le langage écrit !... Oui, le langage écrit était à sec, c'est moi qu'ai redonné l'émotion au langage écrit... comme je vous le dis... c'est pas un petit turbin je vous jure !... le truc, la magie, que n'importe quel con à présent peut vous émouvoir "en écrit" !... retrouver l'émotion du "parlé" à travers l'écrit ! c'est pas rien, c'est infime mais c'est quelque chose ! "
    "Je ne relis jamais mes livres, ils ne m'intéressent pas. De même, je ne lis pas les articles qu'on écrit sur moi ou sur mes livres. J'ai un don pour la littérature mais pas de vocation pour elle. Ma seule vocation c'est la médecine, pas la littérature. "

Interview avec André Brissaud, Bulletin du Club du Meilleur Livre, n°17, octobre 1954.

 

    " Non l'argot ne se fait pas avec un glossaire, mais avec des images nées de la haine, c'est la haine qui fait l'argot. L'argot est fait pour exprimer les sentiments vrais de la misère, lisez L'Humanité, vous n'y verrez que le charabia d'une doctrine. L'argot est fait pour permettre à l'ouvrier de dire à son patron qu'il déteste : tu vis bien et moi mal, tu m'exploites et roules dans une grosse voiture, je vais te crever... "

Propos sur Fernand Trignol et l'argot, Arts, n°605, 6-12 février 1957.