Sur Normance
(Féerie II)

Normance, éditions Gallimard, 1964

 

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" Dans Normance, au moins, on découvre un thème, un cadre. Ferdinand tombe dans une cage d'ascenseur ; le choc détermine en lui des hallucinations qui, jointes au souvenir des bombardements aériens et aux sentiment qu'ils suscitent, finissent par évoquer dans l'esprit de l'accidenté l'image d'un univers où tout n'est que mort et massacre, essentiellement et indéfiniment. Par malheur, ce schéma n'est pas traité comme un mouvement qui se déroule, mais comme un effet qui se répète. À chaque page, les extraordinaires qualités de l'auteur, son pouvoir d'excitation et d'illumination, sa prodigieuse et bouleversante faconde, sa façon de sangloter ses mots, de les saigner, de les vomir comme des viscères ou des entrailles, se manifestent encore, si robustement qu'un tel ouvrage, qui trahit un déclin évident, une incontestable abdication du sens créateur, se place encore à mille piques au-dessus de tout ce que produisent les romanciers de vingt à cinquante ans. Mais le phénomène Céline n'y est plus qu'à l'état de rétraction immobile et lointaine. C'est un mirage dans le désert.
    En outre, il ne s'impose plus. Il ne s'accroche plus à la chair et à l'esprit du lecteur. Le monstre a perdu son agilité incroyable ; il ne peut plus que mordre sans cesse à la même place, avec le mâchonnement formidable et désabusée du lion malade. Pour tout avouer, il se lasse, il ennuie.
    Cet art délabré se reconstituera-t-il ? Un troisième tome de la même féerie nous montrera-t-il « ressuscité au comptant » le « mort à crédit » qui fut l'une des victimes les plus atteintes, littérairement parlant, de la dernière guerre ? Ou bien ces décombres intellectuels et artistiques, s'ouvriront ils comme un décor de théâtre, dévoilant un second avatar de écrivain, livrant passage à son nouvel essor ? Le fauve à l'échine brisée guérira-t-il ? Personne ne le souhaite plus que nous."

Robert Poulet, "L.-F. Céline. Normance", in Rivarol, 22 juillet 1954.

 

    " Situation désagréable que d'avoir peu de bien à dire d'un livre, quand on a pour l'auteur la plus franche admiration. Normance, le dernier ouvrage de Louis Ferdinand Céline, me met dans ce mauvais cas, et tous ses lecteurs avec moi. La chance qu'ont ces derniers, c'est de ne pas avoir à s'en expliquer à haute voix.
    Céline est un de ces auteurs qu'aux yeux de certains il est absolument sacrilège de critiquer si peu que ce soit. Son non seul est tabou et totem. Si vous n'admirez pas tout, c'est que vous n'avez rien compris. Volontiers ses fanatiques vous jetteraient dans un grand feu alimenté par tout ce qui s'est imprimé avant le Voyage au bout de la nuit.
    Céline, naturellement, n'y est pour rien. Quoi de plus antipathique à son génie naturel que l'intransigeance enfantine, les tapements du pied rageurs, les ex-communications comique fulminées par quelques-uns de ses fidèles maladroits.
    [...] Normance, donc, n'est pas un bon livre et tous les regrets que j'en ai ne peuvent m'empêcher de l'écrire. J'en suis bien fâché, non pas pour Céline, qui sait ce qu'il fait, mais pour la coterie des porteurs d'encens, qui, eux, ne le savent pas et auxquels, dès lors, on doit pardonner.
    Minus habens, fossile tainen, pion à manches de lustrine ? Soit ! Tant que vous voudrez ! Je maintiens que le second tome de cette Féerie pour une autre fois – comme le premier hélas ! – est sombrement ennuyeux et rebutant.
    Mais ce magma sans nom réserve à ceux qui auront le courage d'y pénétrer, et d'y rester, une merveilleuse somme d'éblouissements, de vertiges, d'emballements, de grands et petits frissons. Ce n'est pas, on le pense bien, pour le plaisir de la symétrie que je le dis ; ni pour gagner des indulgences. C'est ainsi, simplement ; et parce qu'il est assez clair qu'un livre de Céline, serait-il le pire, se situe encore à cent coudées au-delà du niveau moyen.
    Qu'est-ce que Normance ? Une chute de six mètres à la première page et, pendant trois cent soixante-quinze, en chute libre, la plongée dans une mémoire folle et une imagination hallucinée. Ferdinand est tombé dans la cage de l'ascenseur, on l'en tire assez mal en point, et depuis, à n'en plus finir, il délire, il cauchemarde, il cherche à sa souvenir, il se souvient, oublie, invente, recommence.
    [...] Que reste-t-il de l'émotion du langage parlé ? Un procédé. Comme un autre. Plus neuf sans doute, et plus fort, peut-être, que les autres. Mais finalement aussi provisoire qu'eux. Sinon plus, car il n'est rien qui se démode plus vite que le langage parlé, le fameux langage de tous les jours, avec sa richesse argotique et sa syntaxe en coups de gueule, le langage de tous les jours qu'au bout de vingt ans à peine on ne déchiffre qu'avec lexiques et glossaires.
    [...] Normance, somme toute, laisse l'impression que Céline s'imite lui-même. Le malheur, c'est que Céline est inimitable, il a initié à un art nouveau, il a renouvelé le roman, tout le monde – lecteurs aussi bien qu'auteurs – lui doit quelque chose. Oui il a fait tout cela, mais en s'en moquant bien, en solitaire. Céline est un fleuve sans aflluents, un monolithe.
    Qu'on essaie d'en capter le cours ou d'en débiter les pierres, c'est normal. Mais n'y réussit pas qui veut. Céline lui-même y échoue plus qu'à moitié. "J'ai la seule clef de cette parade sauvage", disait Rimbaud. Céline a perdu sa clef."

René Chabbert, " Normance par L.-F. Céline ", in Dimanche matin, 29 août 1954.