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" La Russie soviétique, ces temps-ci,
na pas de chance avec les écrivains français. Il fut une époque, celle qui vit
paraître les reportages de M. Luc Dertain et de M. Georges Duhamel, où lURSS
recueillait des louanges parfois enthousiastes de quelques voyageurs plus lettrés que
clairvoyants. Aujourd'hui, au contraire, en des manières aussi diverses que peuvent
l'être les tempéraments, les condamnations affluent. On a défini ici même la portée
du petit livre de M. Gide. Les injures que vient de lui adresser Romain Rolland ne font
que renforcer sa position. M. Roland Dorgelès, lui aussi de retour, a dressé contre les
Soviets un réquisitoire aussi implacable que documenté. Quant à M. Louis-Ferdinand
Céline, il confesse dans Mea culpa ses illusions et son erreur. Il le fait en
trente pages denses, ramassées, fulgurantes, qui sont sûrement parmi les meilleures
qu'il ait publiées. " Il me manque encore quelques haines, note l'auteur en
épigraphe, je suis certain qu'elles existent. " Il peut être tranquille, les
Jean Cassou et les Louis Aragon ne lui pardonneront pas ce courage. Qu'importe, puisque
lui resteront quelques hommes libres !...
Pour nous, notre position à l'égard de M. Louis-Ferdinand Céline n'a
pas changé. Nous restons convaincus que son style lyrique et scatologique tout ensemble
convient mal au roman. Dans un flot verbal tantôt magnifique, tantôt rocailleux, les
traits des personnages s'estompent, la poésie de certaines visions hallucinatoires
elle-même se dissout. A propos de Mort à crédit, nous souhaitions voir M.
Céline nous donner un ouvrage plus bref. Mea culpa jusqu'à l'excès peut-être,
comble nos vux.
Il ne s'agit pas d'une étude, mais d'un témoignage. Il ne s'agit pas
d'une analyse, mais d'un cri. Si parfois, au cours d'un développement lyrique, M. Céline
donne une raison ou évoque un fait, là n'est pas l'essentiel de ses propos. Mea culpa,
par le contenu comme par la forme, est un ouvrage inclassable. J'imagine que si Péguy
était encore parmi nous, il eût considéré ces vingt pages comme le cahier-type. D'un
événement contemporain, d'une souffrance présente, M. Céline remonte à l'éternel et
met en cause la nature et l'homme. Péguy aimait ces sortes de retours ! Dieu sait
pourtant si son optimisme chrétien est l'opposé du jansénisme de M. Céline. Mais
Péguy savait, chez un adversaire de ses plus chères idées, saluer la grandeur.
Car M. Céline, qui sans doute s'embarrasse peu de disputes
théologiques, est un janséniste qui s'ignore. Un janséniste radical, absolu, total.
Pour lui comme pour Arnaud, l'homme est foncièrement corrompu. Bien plus, il y a chez M.
Céline une haine de l'homme qu'on ne trouvait point à Port-Royal. Voyez le ton de sa
première page :
" Ce qui séduit dans le communisme, l'immense avantage à vrai dire,
c'est qu'il va nous démasquer l'Homme, enfin ! Ça va finir l'imposture ! En
l'air l'abomination ! Brise tes chaînes, Popu ! Redresse-toi, Dandin ! Ça peut
pas durer toujours ! Qu'on te voye enfin ! "
Inutile de dire que M. Céline ne voit pas en beau celui qu'il
interpelle si rudement. Le communisme, pour lui, c'est l'échec de l'homme. Là, plus
d'excuses sociales, plus de prétextes, plus d'arguties. La corruption qui subsiste et
s'étend là-bas, c'est bien la corruption de l'homme.
Au polémiste, il ne faut pas réclamer des nuances. Et si nous
rappelions à M. Céline la vieille notion chrétienne du péché originel, équilibré
par le rachat, il nous entendrait mal. Nous écouterait-il même, tant il fonce ?
Quant au reste, inutile de lui rappeler que c'est le rôle d'une Société juste et
valable de protéger l'homme contre l'homme, que toute la civilisation n'est que
cela ! Le jansénisme de M. Céline débouche, en effet, sur l'anarchie. L'homme
radicalement corrompu, il n'y a plus qu'à se saouler de haine, quà tout confondre
dans le même mépris.
" Pour qu'il change [lhomme] il faudrait le
dresser ! Est-il dressable ?... C'est pas un système qui le dressera ! Il s'arrangera
presque toujours pour éluder tous les contrôles !... Se débiner en faux-fuyants ? Comme
il est expert ! Malin qui le baisera sur le fait ! Et puis on s'en fout en somme ! La vie
est déjà bien trop courte ! Parler morale n'engage à rien ! Ça pose un homme, ça le
dissimule. Tous les fumiers sont prédicants ! Plus ils sont vicelards plus ils causent !
Et flatteurs ! Chacun pour soi !... Le programme du Communisme ? malgré les dénégations
: entièrement matérialiste ! Revendications d'une brute à l'usage des brutes !...
Bouffer ! Regardez la gueule du gros Marx, bouffi! Et encore si ils bouffaient, mais c'est
tout le contraire qui se passe ! Le peuple est Roi !... Le Roi la saute ! Il a tout !
Il manque de chemise !... "
La page ne manque pas de grandeur en dépit de l'impression irritante
que laisse l'abus des phrases exclamatives. Et puis, là, M. Céline touche au fait, et,
sur le fait, son témoignage est particulièrement précieux et net.
La Russie soviétique vit sous le régime de la pire, de la plus
féroce oppression, M. Gide nous l'avait déjà confié. L'actuel procès des trotskistes
le montre avec éclat. M. Dorgelès, dans son reportage, le signale avec force. M.
Céline, lui, le crie.
Il ne s'agit pas seulement d'une tyrannie gouvernementale et
policière, de cette tyrannie qui est commune à tous les États totalitaires. Ici, c'est
tout le système qui étouffe les personnes, les nivelle, les enrégimente, et leur
interdit de penser.
" Pour l'esprit, pour la joie, en Russie, y a la
mécanique
note Céline. On en recommande... On s'en fait péter les soupapes...
" Je suis ! nous sommes dans la ligne ! Vive la grande Relève ! Pas un
boulon qui nous manque ! L'ordre arrive du fond des bureaux ! " Toute la sauce sur
les machines ! Tous les bobards disponibles ! Pendant ce temps-là, ils ne penseront pas
!... "
Je ne crois pas qu'on ait rien écrit de plus terrible et de plus
juste sur la condition humaine en URSS.
Ce qui, en effet, me semble capital dans le témoignage de M.
Louis-Ferdinand Céline, c'est qu'il ne porte pas seulement sur tels faits, telles
misères, tels abus, si symptomatiques fussent-ils, mais sur l'ensemble et sur l'esprit.
L'homme est misérable en URSS, il est opprimé, il est vaincu ?... Nous le savions.
Mais ce qu'il faut relever clairement, c'est qu'il n'est si opprimé si misérable,
tellement vaincu, que parce que là-bas règne le marxisme. Une doctrine inhumaine
lorsqu'elle se trouve appliquée fait des morts, des cadavres et des morts vivants !
Qu'on ne s'y trompe pas Il ne s'agit pas seulement de condamner l'URSS, ou le stalinisme,
ou telle institution de là-bas. Ce qui sombre dans l'immonde catastrophe, c'est un
esprit, le matérialisme historique, et une doctrine, la doctrine marxiste. On sait gré
à M Louis-Ferdinand Céline de l'affirmer, le désespoir au cur peut-être, mais
avec éclat. "
Jean-Pierre MAXENCE, "L.-F.
Céline : Mea Culpa".
In Gringoire [Paris], 29 janvier 1937.
" ...Je prends le risque de dire très franchement que Mea culpa n'a, à mes yeux, nullement vieilli. Qu'il est même très en deçà de ce que nous avons pu apprendre par la suite sur le régime communiste. Or, ce pamphlet est toujours englobé dans les uvres antisémites interdites, ce qui m'étonne. Personne ne l'aurait-il lu ? Serait-il toujours coupable d'attaquer le régime soviétique ? [NDLA : Cet entretien s'est déroulé en 1983] En tout cas, je prends le risque de plaider pour la republication urgente de ce seul pamphlet. Où Céline ne parle de rien d'autre que de ce qu'il décrit dans tous ses romans : le mauvais fond, le figmentum malum de l'homme, crûment mis à nus, ici, par les ambitions soviétiques de métamorphoser l'humain, précisément, et par l'échec à le rendre meilleur... "
Entretien de Philippe Muray avec
François Lagarde, L'Infini, n° 8, 1984,
repris dans Exorcismes spirituels, II (essais), Les Belles Lettres, 1998, pp.
[85]-96.