Sur Le pont de Londres
(Guignol's band 2)

Le pont de Londres : Ed. Gallimard, 1964

 

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"Trois années après la disparition de Louis-Ferdinand Céline, voici Le Pont de Londres, "roman inédit". Jusqu'à nouvel ordre, l'histoire littéraire n'est pas très bien renseignée sur la chute de ce météore. On nous explique dans une note assez brève que Mme Marie Canavaggia, qui fut la secrétaire de Céline, a retrouvé en nettoyant des placards (les siens ? ceux de l'écrivain ?) un texte dactylographié. La veuve de Céline, Mme Lucette Destouches, y "reconnut le ton et les personnages de Guignol's band" (roman paru en 1944) et confia à M. Robert Pouler le sort de ces papiers. Celui-ci nous dit avoir découvert là, enchevêtrées, trois versions d'une même histoire, dont l'une, incomplète, paraissait la mieux achevée. C'est donc elle qu'il a décidé de publier, lui ajoutant la fin de la version terminée, se contentant de faire quelques corrections ("fautes de frappe, lapsus, ponctuation") et de donner son titre au livre.
[...]
Le Pont de Londres est moins un roman picaresque, une aventure où le délire verbal le dispute au délire tout court, qu'une étrange histoire d'amour et d'érotisme noyée dans un désordre de scènes de violence, de cocasserie, de grossièreté et de dérision. Le seul lien véritable entre les épisodes extravagants du livre, c'est le désir de Ferdinand, la folie ou la rêverie amoureuse de Ferdinand, sa poursuite dans les rues, les parcs, les corridors, les pubs, sous la pluie, des quatorze printemps acidulés, moqueurs et passablement vicieux de Virginia.

Je l'avoue : un malaise ne m'a guère quitté pendant que je lisais ce livre. Sans même parler du malaise moral (car elles manquent de fraîcheur, cette enfançonne et cette histoire d'amour...) la seule réflexion littéraire suffirait à m'embarrasser. Il me semble que tous les fidèles de Céline (j'entends : fidèle pour de bonnes raisons) seront déçus par Le Pont de Londres. Le lyrisme de l'écrivain, son invention, ses explosions, sa fureur, employés au simple déroulement d'une intrigue, donnent l'impression d'une énorme machine qui patine, s'emballe, ronfle en vain, sans que le livre, immobile, embourbé, avance d'un pouce. De ce torrent encore prodigieux, soudain, c'est une certaine pauvreté qui nous frappe. Nous remarquons les tics d'écriture, dénombrons les mots inlassablement répétés. La préciosité nous gêne. Ce n'est plus toujours éblouissant, et c'est gratuit. Au fond, l'histoire nous ennuie, et le style célinien, quand il n'est plus sous-tendu par la révolte ou l'émotion, tourne à l'autopastiche.
Il faut entendre ces réserves, il va sans dire "au niveau le plus élevé". C'est un de nos plus grands écrivains que nous déplorons de ne retrouver ici que par éclairs. Car les éclairs existent. Ils ne sont pas, selon moi, dans les grandes scènes, les morceaux de bravoure sur lesquels la publicité du dos du livre attire notre attention, mais dans tel et tel passage où le vrai Céline perce sous l'écrivain que ses propres tempêtent dévoyent et affolent. C'est ainsi, pour avoir envie de lire Le Pont de Londres, qu'on cherchera, par exemple aux pages 307, 308 et 309, un des plus beaux morceaux qui se puissent lire ici : le Céline fou, tendre, déchiré, presque rien — l'évocation d'un bistrot de marins et de voyoux, des bateaux dans le port — mais une poésie truculente et désespérée dont l'écho, seulement l'écho, qui passe parfois sur ce livre, nous fait quand même un devoir de le lire."

François Nourissier, "Le Pont de Londres de LF Céline", in Les nouvelles littéraires, 9 avril 1964.

 

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"Derrière Le Pont de Londres, il y a le Voyage et Mort à crédit. Devant, D'un château l'autre et Nord. C'est dire l'intérêt de cette lecture, qui surprend l'écrivain face à lui-même et à son œuvre, comme un visage entre le rêve et l'éveil.
  Dans l'esprit de Céline, Le Pont de Londres faisait suite à Guignol's band. La grande mythologie célinienne est encore là toute entière, Bardamu sauvé des eaux, noyé, vivant, voyageur fou titubant du grand naufrage universel, le rire libérateur et angoissé, l'idée rassurante de la farce, et le thème du voyageur, de la fuite, de la bête blessée dans un monde vertigineux dont rien n'a résisté. En contrepoison, face au grouillement des prostituées et au vacarme des fous, douceur unique, Virginia, figure de fable, visage stylisé de religion primitive, comme ce pont, terre promise où s'engage à la fin le livre. Très beau livre encore, avec d'étonnants morceaux de bravoure, d'extraordinaires explosions des objets et des mots où se désintègre et se refait le monde, et où le génie de Céline manifeste le processus même de son pouvoir d'invention.
[...]
Entre le Voyage et Nord, il y a ce qui sépare le style de sa caricature – le ton. C'est dans Le Pont de Londres que les mots se cassent, n'agissent plus, cessent d'atteindre et ce qu'ils désignent et celui auquel ils sont destinés, ne fonctionnent plus. Après, c'est le Céline inarticulé, muré dans son cri comme dans le silence, étouffé par sa propre voix, qui s'acharne sur ces phrases comme un prisonnier sur les murs de sa cellule. Il peut bien nous émouvoir, il n'est plus capable de nous toucher. Nous sommes devenus l'obstacle qui lui renvoie sa propre parole. Nous ne pouvons plus rien pour lui.
Rien n'est plus pathétique que cette œuvre qui laisse voir ainsi sa déchirure. Parce que rien n'est plus pathétique que ce destin, qui se contient tout entier. Ce qui est en jeu ici, ce n'est pas seulement le livre suivant. C'est le caractère même d'une œuvre, c'est une sensibilité, c'est une mort : de cette mécanique déréglée, tout s'ensuivra, jusqu'aux attitudes politiques, jusqu'aux contradictions, jusqu'à la solitude irrémédiable d'un esprit qui, acculé à sa propre négation, assume sa fatalité avec une rigueur, un courage exemplaire. Le style, c'est l'homme ? Davantage. Le style, ici, fait l'homme. Il commence par inventer, c'est le Voyage. A partir du Pont de Londres, il est figé, il précède l'œuvre. Il est inventé. Mais il se venge : il détermine, il conduit tout ce qui reste d'une œuvre, d'une vie même. Comme privé désormais de l'usage normal de la communication, Céline ne peut plus qu'enchérir sur sa propre malédiction, forcer, blasphémer, noircir, à mesure même de l'innocence de son rêve – douceur d'un visage, tendresse, rêve de paix, et d'une parole enfin reçue – qu'enferme à jamais la rigueur de cet univers où le cri et l'aphasie se rejoignent dans l'inaudible."

 

Renaud Matignon, "Céline", in Mercure de France, juillet 1964.

 

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"Le hasard d'un manuscrit retrouvé nous livre un grand roman célinien, de la veine et de l'importance de Voyage au bout de la nuit et de Mort à crédit. Le Pont de Londres est la seconde partie de Guignol's band, dont Céline avait publié hâtivement un fragment en 1944, "au moment où montent les ombres, où bientôt il faudra partir..." Composé entre 1937 et 1944, c'est donc un ouvrage de la pleine maturité, celui d'un homme parvenu à la maîtrise de son art. Il existe un bonheur de l'écriture : ce moment où la vérité et l'aisance de l'expression ne se distinguent plus de l'ampleur visionnaire, donnant à l'œuvre la présence d'un objet de nature aussi irrécusable et subjuguant que l'océan, l'arbre ou la montagne. Ce bonheur, figure de la joie créatrice – bonheur des Illuminations chez Rimbaud, de Vents ou d'Amers chez Perse, du Partage de Midi chez Claudel – nous l'éprouvons en lisant ce livre. S'agissant de Céline, est-il possible de parler de bonheur ? Oui, dans la mesure où l'œuvre d'art la plus amère contient en elle, si elle est grande, l'étincelle d'une joie, la source d'un plaisir d'être.
[...]
On pourrait étudier minutieusement le rythme de cet ouvrage, et jusqu'à son mètre, parfaitement concerté et minutieusement agencé. Le langage frappe ici comme l'éclair, révélant et figeant la ville et ses habitants, à l'image des fusées de la DCA illuminant les Zeppelins. Le temps du roman est celui de la guerre, du cataclysme, du spasme de la mort violente. Après l'alerte et les bombes, ce n'est pas la vie qui recommence, ouverte sur son avenir, mais un entracte avant la prochaine pluie de feu et son ballet frénétique. Il n'y a jamais de fin aux romans céliniens, la dernière ligne n'indique qu'une syncope. Au fond, ce qu'on appelle le délire, le cauchemar, l'enfer célinien, c'est l'irruption du verbe dans l'histoire quotidienne. Comme la trame d'un tissu, la trame demeure lisible. Mais sous le soleil venu de l'arrière-monde, sous cette lumière où toutes les choses prennent leur sens éternel et nous convoquent, le tissu dévoile la figure d'un monde furieux où l'homme est seul, face à l'homme. Céline se sert du langage comme d'un projecteur qui ne consent à prêter sa lumière aux êtres que pour les abandonner à leur solitude après les avoir fait flamboyer l'instant d'un regard. Il n'a jamais su que l'arme dont il se servait portait la promesse d'une rencontre, l'espoir d'une délivrance."

 

Yves Bertherat, "L.-F. Céline : Le pont de Londres", in Esprit, juillet 1964.

 

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