L’enfance meurtrie de Céline

 

"Pour écrire un livre, on a besoin d'ennemis !", affirmait un jour René Girard. Tel n'était pas mon cas lorsque j'entrepris la rédaction de ce livre. Au contraire, je pensais même me faire de nouveaux amis.

N'avais-je pas, à l'occasion de conférences, pu constater l'intérêt suscité par mes hypothèses concernant Louis-Ferdinand Céline : avant d'être coupable de propos ou d'écrits haineux et antisémites, il aurait d'abord, enfant, été victime ! Pas seulement des torgnioles de son père, l'histoire était déjà connue, mais d'agressions sexuelles ! Et selon moi, l'impact jusque-là sous-estimé de ces violences permettrait de mieux appréhender la complexité de cet homme que certains présentent comme le plus grand écrivain du vingtième siècle.

 

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Un professeur de littérature française enseignant dans une université américaine, un médecin psychiatre prenant en charge en milieu carcéral des hommes condamnés pour agressions sexuelles, un écrivain, sans compter de "simples" lecteurs, n'étaient-ils pas venus me faire part de leur intérêt pour une thèse tentant de redonner une unité, une humanité à cet homme, sans pour autant devenir malgré soi complice de ses idées les plus détestables ? Le témoignage le plus émouvant restait celui d'un homme d'une cinquantaine d'années, d'origine juive, dont plusieurs parents étaient décédés dans les camps de concentration. Après m'avoir écouté, il lui semblait enfin possible de lire Voyage au bout de la nuit, lecture que lui recommandait depuis des années son épouse, professeur de français.

Pourtant, l'expérience clinique à l'origine de ma relecture de Mort à crédit et de toutes les observations qui en découlent et sont présentées dans ce livre, aurait dû me conduire à faire preuve de plus de prudence. N'avais-je pas, comme thérapeute prenant en charge des enfants victimes d'agressions sexuelles, constaté combien il est difficile de faire admettre l'existence de ces violences. En effet, régulièrement, lorsqu'un enfant révèle de tels faits, une voix s'élève pour dire : "Prudence, les enfants sont des menteurs et confondent aisément fantasmes et réalité", s'appuyant, en la déformant, sur la théorie freudienne de la sexualité infantile. Ainsi, fréquemment, les déclarations des enfants sont mises en doute, tout comme est suspecté celui qui les recueille de les avoir manipulés ou "de ne penser qu'à ça".

Sans compter un autre effet : la crainte pour l'interlocuteur, celui à qui la révélation est destinée, de ne plus pouvoir regarder la victime comme un être humain à part entière. Un juge pour enfants me fit un jour cette confidence : "Quand je comprends à la lecture d'un rapport, que l'enfant a été ou est victime d'abus, j'arrête de lire. Sinon je ne pourrais plus jamais le regarder et m'adresser à lui comme à un enfant normal."

Ce que l'enfant confie pour préserver sa dignité tout en devant faire face à des sentiments de honte et de culpabilité, lui fait courir le risque de perdre son statut d'être humain aux yeux de certains.

Pareil processus sera peut-être à I'œuvre chez certains lecteurs de cet essai. Le fut-il lorsqu'il me fut refusé de reproduire quelques extraits de Mort à crédit dans leur intégralité ?

Des citations de ce roman apparaissent pourtant dans de nombreux ouvrages consacrés à l'écrivain. Mais oser écrire que Céline, enfant, aurait été perverti, est scandaleux ! Mort à crédit ne serait qu'un roman, et rien d'autre. Contrairement à ce que parfois l'écrivain avait laissé supposer, rien dans ce qui est décrit ne devrait être pris à la lettre !

Supposer que l'enfance de Céline a été pervertie ne veut pas dire que l'homme soit pervers. L'écrivain lui-même, rapportant de probables propos de son père, nous guide dans l'emploi de ce qualificatif.

Faire l'hypothèse qu'il aurait été agressé sexuellement n'a pas comme objectif de le salir, de faire de lui un monstre, bien au contraire. Ce serait sinon faire injure à tous les enfants victimes de ces violences.

* * *

J'avais un peu plus de seize ans lorsqu'un ami me conseilla de lire Voyage. J'achetai le livre convaincu que l'auteur était une femme. Mon premier étonnement fut de constater qu'il s'agissait d'un pseudonyme. Découvrant dans le petit texte de présentation qu'il s'agissait du prénom de sa mère ( sic ), c'est lui qui l'affirmait, j'en conclus qu'il devait lui être très attaché, au point de faire disparaître à son profit le nom de son père. Je lus le livre avec avidité, puis me précipitai chez le libraire pour acheter Mort à crédit. La lecture en fut plus difficile, mais je m'obligeai à l'achever. À l'époque, je crus comprendre, au fil des pages de ce deuxième ouvrage, le choix de l'auteur de ne pas signer Destouches.

Ce n'est que plus tard, un peu par hasard, que j'appris l'existence des pamphlets. La déception fut à la mesure de l'émotion ressentie auparavant.

Dès lors, j'entrepris de lire tout Céline pour tenter de comprendre. J'étais à l'affût du moindre article, de chaque émission qui lui étaient consacrés. Je m'étais senti trahi et ne pouvais admettre qu'il soit cet homme mauvais, haineux qu'il s'était efforcé de paraître en vieillissant. Malheureusement, aucune explication ne me semblait suffisante pour être totalement convaincante, et je restai insatisfait, à la recherche de mon Céline.

Le temps passa. L'écrivain, s'éloignant de mes préoccupations, gardait son mystère. J'avais moi-même besoin d'écrire, pour tenir une promesse que je m'étais faite enfant. Et c'est à l'occasion de la publication des Stratégies de l'indifférence, livre dans lequel je consacrai un chapitre à L'Étranger de Camus, que j'eus envie de me replonger dans l'univers célinien. À la même période mon fils aîné venait, à son tour, de découvrir Voyage au bout de la nuit.

Mais cette fois mon intérêt n'était plus le même : relire Mort à crédit près de vingt-cinq ans plus tard, me permettrait-il enfin de trouver une réponse à mon questionnement d'adolescent ?

Je pris le livre, me remis à la lecture et, presque stupéfait, y retrouvai, au fil des pages, toutes les observations cliniques recueillies depuis des années dans la prise en charge d'enfants abusés.

J'avais enfin trouvé "mon" Céline. J'allais pouvoir l'aimer sans sentir clivé, coupé en deux : devoir rejeter l'un pour l'autre. Je pouvais déceler dans le déroulement son existence les traces de l'enfant qui, parfois désespérément, avait lutté pour préserver sa dignité d'être humain.

"L'émoi c'est tout dans la vie, il faut savoir en profiter", affirmait-il en conclusion de Guignol's band.

La lecture de Céline est affaire d'émotion. Au-delà de ma compréhension de l'écrivain, c'est l'émotion qu'il a suscitée en moi que j'espère partager avec le lecteur. Une émotion semblable à celle que fait naître la prise en charge des enfants maltraités.

Jean-Paul MUGNIER

 

Extrait de L’enfance meurtrie de Louis-Ferdinand Céline par Jean-Paul Mugnier (préface de François Balta), éd. L’Harmattan, coll. "Crise et anthropologie de la relation", 128 pages.