Extrait de la postface
de la traduction turque “Hé Bardamu !”, qu’il me fit, hé Bardamu ! Ça a commencé ainsi… Il s’approcha, comme un ami de vieille date, un intime. Qui qui lui permettait de m’aborder comme ça, l’air sincère mais suspect tout de même… chaleureux et curieux et affectueux, intrus ? Avions-nous gardé ensemble les mêmes vacheries d’obus en 14, frères de sang, trouillards comme pas deux ? Etait-ce plutôt à Bikomimbo que j’avais fait sa connaissance sans faire gaffe ? à l’époque où j’avais foutu ma santé en l’air, tremblotant de fièvre, période difficile faut avouer, et quand je dis difficile, au moins aussi difficile que de traduire les œuvres de ce fameux écrivain français, le maudit, comment qu’il s’appelait déjà ?… peu importe, vous avez compris, à l’époque, donc, où moi, Ferdinand Bardamu, quelque part sous une pluie battante à en fracasser les rochers, en attendant le bateau qui devait m’emmener loin de l’Afrique, je fixais l’horizon, cet horizon semblant s’étendre à l’infini, mais qui tendait vers le bout de la nuit, cette nuit à tout le monde, la sienne à chacun, énorme, immense et impitoyable, à vous faire froid dans le dos…Avions-nous besogné ensemble à Detroit, chez Ford, pouilleux, à compter chiques et puces, sans se regarder, gestes mécaniques, robots de chair, travailleurs rectaux en pleine familiarité intestinale, dans ces drôles de locaux du communisme américain du caca… Qui, qui que c’était donc ? Un de ceux que j’avais croisé dans la nuit ? Paraît que c’était mon traducteur… Quelle idée ! D’où qu’il sortait celui-là, et comment ça mon traducteur ? Moi j’lui avais rien demandé, moi, rien, il était venu de lui-même, comme ça, tout sourire, retors, sans-gêne ! Difficile que c’était, soi-disant, ce qu’il avait fait, me traduire en somme, c’est ce qu’il prétendait, l’air réjoui, très fier, on se demande bien pourquoi. Ah ce qu’il aurait besogné pour que la moindre expression et la moindre finesse et la moindre vacherie et le moindre jeu de mot de ce texte phénoménal puisse trouver une correspondance ad hoc, voilà qu’il se lamentait monsieur le traducteur, il lui serait même arrivé de passer des heures à plancher sur un seul mot… Comme s’il était possible de faire autrement ! Et puis d’ailleurs, tout le monde s’en fout de savoir comment le traducteur a pu saisir le même rythme entre deux langues à harmonie phonétique incompatible et comment il a pu jouer la même petite musique entre ses lignes ? Après tout, qui donc a décrété que les gens d’ici, non contents de comprendre le même sens que les francophones, devaient absolument entendre aussi le même ton et le même son, éprouver les mêmes sentiments et en retirer le même plaisir ? Foutaise ! Ce traducteur se serait même aventuré à inventer des néologismes se voulant équivalents à ceux de mon auteur ! Ne serait-il pas un brin « prétendard », ce garçon ? Le cuistre ! Ah, je lui en aurais fait voir de toutes
les couleurs, qu’il disait, plein de zèle, comme ces bons élèves en
quête de bons points. Si y en a que ça intéresse, il serait disposé
à raconter plein de détails : ah, tous les efforts déployés pour décoder
mes néologismes et les tonalités de mon cru sur des mots, tournures ou
expressions connus, déchiffrer l’argot ancien et les allusions à mon
époque, décrypter mes structures syntaxiques alambiquées, saisir les
nuances même les plus opaques de ma parole, ne rater aucun de mes jeux
de mots hermétiques ou égrillards, ne pas tomber dans les pièges
d’ambiguïté volontaire et les équivoques dont j’ai truffé mon
discours, ne pas se perdre dans les labyrinthes linguistiques propres à
mon auteur… La belle affaire ! que j’ai grommelé, et qu’espérait-il
donc ? Si me traduire était chose si facile, on n’aurait pas attendu
70 ans pour le faire ! |