Elizabeth et Louis. Elizabeth Craig parle de Louis-Ferdinand Céline. Paris, Éditions Gallimard. 464 p.

 

Alphonse Juilland
Elizabeth et Louis :
Elizabeth Craig parle de Louis-Ferdinand Céline
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Paris, Éditions Gallimard. 464 p.

 

 

 

  C'est en 1988 qu'Alphonse Juilland se met en tête de retrouver Elizabeth Craig, la dédicataire de Voyage au bout de la nuit, oubliée par les biographes de Céline.
    Après avoir vécu en compagnie de Céline de 1926 à 1933, Elizabeth Craig regagne les Etats-Unis. L'écrivain tente alors de la convaincre de revenir en France, se rend en Californie en 1934, mais sans résultats... Dans sa correspondance, Céline écrira qu'elle était passée entre les mains de gangsters, devenue prisonnière de la pègre, afin de justifier son échec. Il contribue dès lors à instaurer une légende tenace. En réalité, la danseuse se marie en 1936 avec Benjamin Tankel et mènera une vie paisible jusqu'à sa mort, survenue le 11 juillet 1989. Elle confiera également n'avoir jamais ouvert Voyage au bout de la nuit.
    Les entretiens entre Alphonse Juilland et Elizabeth Craig sont retranscrits dans cet ouvrage, richement documenté. Il a le mérite de faire toute la lumière sur la liaison entre Céline et sa "belle américaine" dont lui-même confiait qu'il "n'aurait jamais été rien sans elle"....

Elizabeth Craig photographiée par Céline (Genève, 1927) - Copyright : Montparnasse Publications, 1988

 

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Critique de Philippe CUSIN, parue dans Le Figaro littéraire (4 février 1994)

 

Bardamu et la belle Américaine

 

    La traîtresse ! L'enjôleuse ! La séductrice ! Il lui a suffi de paraître plus grande (et plus belle ?) qu'elle n'était, de montrer ses jambes, à Elizabeth Craig, pour capturer Louis-Ferdinand Destouches, alias Céline, alias Ferdinand Bardamu. Elle l'appâte par son air de vierge innocente. Il succombe ! Elle le tient. Il ne la lâche plus, même qu'ils entretiennent une relation aussi charnelle que sentimentale.

    Le voici prisonnier, le Bardamu, déjà désabusé sur la nature humaine et pas encore vociférateur. Alors, parce qu'il croit à la vertu de cette créature, parce qu'elle affirme être ignorante et curieuse de tout, il l'entraîne : les claques, la place Clichy, Montmartre. Rencontre à Genève en 1926. Elle devient sa maîtresse. L'amour : 1927-1933. Fin de partie.

    Mais l'amant a du génie, elle l'admire un peu, beaucoup, il entreprend Voyage au bout de la nuit. Possédé. La délaisse-t-il ? Non. La trompe-t-il ? Un peu, il est "suractivé", comme on disait à I'époque. Il lui lit des passages qu il traduit en anglais, elle ne possède pas le parler de Lautréamont, elle ne le désire pas. Est-elle jalouse de I'œuvre efflorescente ? Peut-être. Elle ne supporte plus rien, elle ne le supporte plus. Alors, comme toutes les femmes de mauvaise foi, elle s'invente un prétexte : "Je me sens vieillir" ; ou : "Il est trop frénetique". Elle se sauve ! Refuse tout rapprochement, même lorsque Céline, en quête de gloire hollywoodienne (n'a-t-il pas célébré ses producteurs de cinéma ?), se rend aux États-Unis en 1934. Le Voyage triomphe, Céline reste planté, comme auraient dit Bébert et Bardamu. "Sonné", lance-t-il à l'éditeur Denoël. "Une histoire humainement infecte, vraiment américaine, hélas ! "

    Qui était-elle donc, cette Elizabeth Craig à qui le Voyage au bout de la nuit (1932) est dédié ? Pourquoi lui a-t-elle fait tant de mal ? Par quel mystère a-t-elle abandonné celui qui vient de révolutionner le roman français ? Un professeur américain de littérature, le très distingué Alphonse Juilland, a résolu toutes ces énigmes en procédant à une enquête littéraire aussi exemplaire qu'unique. En 1988, il a retrouvé Elizabeth Craig, perdue dans le très confortable anonymat petit-bourgeois de la Californie du Sud. Un an avant sa mort. Ce n'était plus qu'une veuve (modèle à peu pris courant, comme seuls les États-Unis savent en fabriquer). Pas de Céline, mais d'un personnage sans trop de relief, Ben Tankel, qu'elle avait épousé en 1939, au terme de cinq ans de liaison. Oh ! certes pas le gangster que l'écrivain s'était plu à imaginer. Un homme vulgairement brutal, un peu affairiste, un peu arriviste, pêcheur à la ligne et chasseur. Quasi un raté. Était-il juif ? L'antisémitisme de Céline est-il le fruit de cette déception ? Doit-on également imputer à cette aventure avortée son anti-américanisme subit ?

    Médiocrité de Tankel. Routine. Rien de commun avec Bardamu. Plus rassurant. Avec un canapé, des coussins et un napperon, une auto, une télévision et une élection présidentielle tous les quatre ans. Cette ex-danseuse méritait-elle Céline ?

Alphonse Juilland et Elizabeth Craig

    Alphonse Juilland mène donc une offensive à l'américaine. Terriblement efficace. Jamais détournée de son objectif. Grande échelle, détectives privés, épluchage des annuaires et des états civils. Suspense à la Raymond Chandler. Il trouve enfin sa trace. Elle refuse d'abord à lui parler. Il la convainc en gentleman et s'entretient six fois avec elle, la questionnant sur tout, croisant les questions pour surmonter les hésitations de sa mémoire (elle a quatre-vingt-six ans). Il ne craint pas de lui demander les détails les plus indiscrets ("j'ai vécu dans Priape toute ma vie", écrit Céline à Milton Hindus). Il la persuade de lire Voyage, ce à quoi elle n'avait jamais consenti. Se reconnait-elle sous les traits de Lola, l'Américaine de la Croix-Rouge (des pages entières du roman sont consacrées aux femmes d'outre-Atlantique lorsque Bardamu échoue à New York) ? Sous ceux de Musyne à la petite vertu, qui aime tant les Argentins ? Sous ceux de Molly, la prostituée de Detroit, extatique et monstrueusement pure ? Ou est-elle plutôt Sophie, l'infirmière slovaque de l'asile où exerce le héros ?

    Aucune des quatre ! Elle perçoit en Bardamu une projection de Céline. Bravo ! Enfin, dit-elle, "ça n'est pas un livre gai". Elle n'a pas tort.

    Ce fut un choc dans le microcosme célinien. Il y a l'avant et l'après-Juilland. Témoignage capital, celui qui faisait précisément défaut – , on avait lancé tant de fariboles au sujet d'Elizabeth Craig.

    Aussi lit-on plusieurs révélations. Entre 1926 et 1933, le futur auteur du délirant Bagatelles pour un massacre n'était pas, à l'en croire, antisémite. N'avait-il pas d'excellents amis juifs ? Vérité ou souci de blanchir l'homme qu'elle avait, finalement, aimé ? Surtout, explique Juilland, reprenant fréquemment l'excellente biographie de Frédéric Vitoux (Grasset), "c'est elle qui accompagna, qui contribua peut-être à sa manière à la métamorphose du médecin en écrivain".

    Singulier travail d'Alphonse Juilland. Expérimental et très anglo-saxon. L'universitaire possède une éblouissante culture célinienne. Il compte aller aux sources, vérifier et, au besoin, bouleverser les certitudes antérieures. On efface ainsi bien des fables. Livre résérvé aux fanatiques, objectera-t-on. Aucunement. Il est animé par une intense réflexion sur le souvenir, sur sa friabilité, la liquéfaction dans le temps – , tout homme qui meurt est une bibliothèque qui brûle, rappelle Borgès. Ainsi pour Elizabeth Craig. Certes, ces méthodes ne peuvent s'appliquer qu'aux compagnons et amis d'écrivains contemporains. Si un Juilland pouvait se déplacer à travers les siècles et interroger l'entourage de La Rochefoucauld, tous les sous-Roland Barthes n'auraient plus qu'à se reconvertir.

    Finalement, de l'ouvrage d'Alphonse Juilland – outre le récurrente question sur le génie de Céline – se dégage une interrogation fondamentale : qu'est-ce que deux destins qui se séparent ?

 

Philippe CUSIN, Le Figaro littéraire, le 4 février 1994

 

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